238 EN MÉDITERRANÉE chambre basse, ils assassinèrent le roi. Et voici le plus étrange de l’affaire. Devenue maintenant amoureuse de son mari mort, Eléonore se mit en tête de le venger. Ce fut une vengeance à l’espagnole, haute en couleur et étrangement pittoresque. Un jour, au palais de Nicosie, dans la chambre même où le roi avait été massacré, elle convia à dîner le prince d’Antioche, frère du mort et l’un de ses meurtriers; sur la table, dans un plat couvert, était placée la chemise sanglante de la victime ; et la reine, en la découvrant, donna elle-même le signal de l’égorgement de son beau-frère. Eléonore eut d’autres rigueurs, et qui ne furent pas moins féroces, et des fantaisies aussi qui furent plus fâcheuses encore : il fallut, à la fin, l’embarquer pour l’Aragon; elle n’en avait pas moins eu le temps de ruiner Chypre pour toujours. L’histoire allait en effet tristement réaliser pour Famagouste les sombres prophéties de sainte Brigitte. En 1373, à la faveur de l’anarchie qui déchire le royaume, les Génois s’emparent par traîtrise de la ville et s’y installent pour près d’un siècle. Puis Venise la prit à son tour. Très habilement, elle avait fait épouser au dernier roi de Chypre une Vénitienne, cette Catherine Cornaro qu’ont peinte Gentile Bellini et Titien : quand le prince fut mort, la Sérénissime République obligea sans trop de peine sa veuve à lui céder un royaume qui n’était plus qu’un protectorat vénitien. Pendant ce temps Famagouste voyait chaque jour croître sa décadence. Comme les anciennes défenses étaient tombées en oubli, qui interdisaient le commerce direct avec la Syrie et l’Égypte, Famagouste ne pouvait plus prétendre au rôle de grand entrepôt international qui l’avait naguère enrichie. Sa population diminuait,