VILLES MORTES D’ORIENT 233 ses belles maisons demeuraient vides; dans son enceinte trop vaste le désert se faisait. Seules, ses fortes murailles lui gardaient une valeur militaire : les ingénieurs de Venise mirent tout leur art à renforcer et à reconstruire ses remparts ; et ainsi devenue une formidable placé de guerre, la grande ville commerçante d’autrefois resta, pour près d’un siècle encore, l’un des plus solides boulevards de la chrétienté. Dans l’église de Saints-Jean-et-Paul, à Venise, dans ce Westminster de la République où dorment côte à côte les plus illustres de ses doges et les meilleurs de ses serviteurs, on voit une urne de pierre sous laquelle se lit une longue inscription. Elleenferme les restes, je dirais volontiers les reliques, de Marc-Antoine Braga-dino, le général qui, en 1571, défendit pendant plus d’une année Famagouste contre les hordes du sultan Selim. On sait comment, après une résistance héroïque, Bragadino, au mépris de la capitulation signée, fut attiré dans la tente du vainqueur, désarmé, garrotté, accablé d’injures, et dans la ville mise à sac, écorché vif, après d’atroces supplices, devant le grand portail de la cathédrale. On envoya à Constantinople, comme un trophée rare, la peau tannée du Vénitien; quelques années plus tard, Venise racheta à prix d’or les restes mortels de l’héroïque général, et pieusement les plaça au Panthéon de la République : récompense bien due à la mémoire du soldat dont la courageuse résistance avait coûté cinquante mille hommes au sultan, et qui avait justifié jusqu’à la mort, jusqu’au martyre, la fière devise frappée sur les monnaies obsidionales de Famagouste, ou en face du Turc triomphant, s’attestait « l’inviolable fidélité » des Vénitiens de Chypre pour la patrie.