224 L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE si l’on a la terre ferme devant soi. Des îles émergent de toutes parts, couvertes de grands saules de hauteur égale. Le courant, d’un gris jaunâtre marbré comme la brèche, ronge cet archipel boisé. Il enlève peu à peu la terre au pied des arbres. On les voit longtemps arc-boutés sur leurs racines mises à nu, comme les palétuviers du Guayas. Puis ils s’écroulent dans le fleuve qui les emporte, leurs branches couvertes de rats et d’oiseaux. La puissance de cette masse d’eau participe de la Genèse. Tout ce qu’il y a de grand sur la terre me fait penser aux premiers aspects de la création. L’esprit de Jéhovah flotte encore sur ces eaux. Elles ont une telle étendue qu’elles n’évoquent pas un fleuve mais un lac en marche. C’est ici le fossé géant qui, pendant des siècles, a protégé la civilisation méditerranéenne. L’empire romain s’arrêtait sur la rive droite. Au delà campaient les barbares du nord, qu’aucune armée n’aurait pu contenir si le fleuve n’avait pas fait tranchée. Quand ils arrivèrent à le franchir ce fut l’écroulement du monde antique. * * Le bateau accoste la rive à chaque instant. Sur les pontons se presse la foule des paysans et des pêcheurs qui viennent offrir leurs produits : des fruits charnus, raisins muscats, poires, pêches, abricots juteux; du caviar dans des pots de terre vernissée, d’épaisses grappes de sterlets, ces longs esturgeons du Danube, suspendues à des cordes de paille tressée. Les vendeurs ont un amusant costume de pierrot, large pantalon de toile blanche, chemise à larges manches, de la même étoffe, qui fait bouffant au-dessus de la ceinture et des-