SOUCHAK ET TRSAT 21 Elle a déjà vu que nous étions là : elle est douée d’une vue spirituelle qui remplace ses yeux défunts. Elle nous fait signe d’approcher. Pavlovitch nous présente. — Et d’où venez-vous, ainsi, cher monsieur? Elle parle un français correct, sans aucun accent. — De Paris, madame. — De Paris!... Elle a poussé un petit cri qui ressemble à un soupir. Son visage s’est illuminé, en dépit des yeux voilés de cataracte. — Paris!... Paris!... Vous savez que je vais bientôt le revoir. Je dois partir pour Londres, dans trois mois, où on va m’opérer et me rendre mes yeux. En revenant, j’irai revoir Paris que j’ai quitté il y a bien longtemps, monsieur, tout de suite après l’abdication de l’empereur. J’habitais place de la Madeleine, au-dessus du marché aux fleurs. Vous le connaissez, n’est-ce pas? Je n’ose pas lui dire qu’il n’y a presque plus de fleurs sur cette place, mais la cohue noire et fiévreuse d’aujourd’hui. — Et les Champs-Elysées, monsieur ! et tous ses beaux hôtels avec leurs jardins! les victorias remplies de jolies femmes! Elle rit d’un rire frais de jeune fille. — Et les cochers de fiacre qui se disputent tout le temps, ceux qui ont des chapeaux blancs avec ceux qui ont des chapeaux noirs... C’est près de l’hôtel de Massa que j’ai vu pour la dernière fois le petit prince Louis. Il était assis à côté de sa mère, dans une grande voiture à la Daumont, habillé de velours bleu, avec ses beaux cheveux blonds et sa petite figure rose... J’irai revoir aussi la Vénus de Milo, et le Skating Ring, et les grands magasins : le Louvre, le Bon Marché, le Petit-Saint-Thomas... Si ça ne vous ennuie pas trop de promener une vieille femme, je vous demanderai de me conduire