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L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE
 Nous sommes restés dans la salle du cabaret, une guinguette de Chagal, avec sa scène verte et rouge, ses guirlandes de papier découpé et son fond de tapis. Une grosse fille à bandeaux noirs crasseux, pantalons de satin rouge, boléro bleu de roi, chantait d’une voix plaintive, le visage de cire, en s’accompagnant sur un accordéon. Trois femmes habillées à la turque, violemment peintes, étaient accroupies par terre, contre le décor, et quatre musiciens coiffés du fez jouaient sur des violons et une batterie de jazz.
  La petite qui nous avait suivis s’est enfin décidée à lever son voile : un visage d’enfant maquillée, des yeux ingénus, cernés de khol, des joues lisses, avivées par un rose aigre à l’aniline, des dents pures où déteignait le rouge des lèvres. Elle ne savait que faire, et nous non plus. C’était certainement la première fois de sa petite vie qu’elle était emmenée par un couple. Elle devait ignorer tout ce qu’on en peut attendre, et d’ailleurs nous n’avions rien à lui proposer. Il nous plaisait de regarder cette petite figure accommodée pour l’amour, et les gestes naïfs qui ne pouvaient aller bien loin.
  Elle se rappelait cependant les devoirs de son métier, tel que le lui avait appris sa mère ou une autre femme, et comme nous ne réclamions rien de son bon vouloir, elle se mit à nous servir. Elle nous présentait le café, portait les petites tasses jusqu’à nos lèvres, allumait nos cigarettes, éteignait les mégots, torchonnait la table avec son mouchoir. Elle avait entr’ouvert le dzar et montrait un petit corps à peine vêtu de mousseline et de soie, très pudique cependant, les seins menus pointant sous l’étoffe « comme les cornes d’un jeune veau », ainsi que l’écrit ce voluptueux Casanova, les hanches déjà renflées comme les vases d’argile où l’on met l’huile et les olives.
  Les gens qui se trouvaient là, les chanteuses et les