SARAJEVO 245 parler mais on ne sait rien ni d’elles-mêmes ni de leur visage. Le chember ne laisse rien passer de leurs regards. On dirait qu’on parle à des ombres. Au delà du marché commencent les raidillons de la ville turque, ruelles confuses sans plan ni dessin, les petites maisons très blanches, très propres, poussant l’une vers l’autre leur étage à encorbellement et le large auvent de leur toiture. Toutes les fenêtres sont fermées jusqu’à mi-hauteur de grillages en bois qui remplacent les moucharabiehs. Les portes ont de lourds anneaux de fer qui servent de marteaux : elles sont toujours closes sur les rues vides et silencieuses. La vie musulmane se confine derrière les murs blancs et les fenêtres aveugles. On n’entend même pas les voix humaines pardessus les murs des jardins. Ces demeures sont à l’image des femmes, aussi mystérieuses, aussi bien gardées. * * * Qu’est-ce que je sais d’elles après tant de jours et de nuits passés dans la ville? A peine ai-je pu connaître quelques prostituées, de toutes jeunes filles, douze à seize ans, qui vous reçoivent dans leur famille ou du moins chez des gens qui se disent tels. On vous offre le café avec de grands verres d’eau fraîche. Puis les parents se retirent discrètement, vous laissant seul avec ces petites filles qui font l’amour bien poliment. Nous avons ramassé un soir une de ces gamines sans trop savoir ce qu’il y avait sous le voile et le paquet de cotonnade du dzar, et nous l’avons conduite au petit cabaret qui s’appuie au couvent des Derviches. Sarajevo est fait de ces contrastes. Après le zikr’, cérémonie derviche analogue à celle de Skoplié, on passe directement des beaux jardins fleuris de sépultures au boui-boui dont le sous-sol abrite les amants d’occasion.