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L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE
soie le plus souvent, en or, en argent, quelquefois en laine. Elle n’a pas de dessin déterminé; il est rare qu’elle fasse un tracé. Elle a choisi son motif, au moins celui du commencement, et elle se met à l’ouvrage. Je dirais plutôt qu’elle se met à rêver. Une poésie qui n’a pas de mots mais des fils de couleur s’exprime sous ses doigts. Le dessin du tissu l’inspire ou la conduit, comme aussi les motifs traditionnels, arabes, francs, byzantins, mais elle les interprète et les modifie selon son cœur et sa sensibilité.
  Je reconnais dans celui-ci, que nous avons acheté à Sarajevo, l’âme heureuse d’une petite fille qui s’épanouit tendrement dans une maison paisible. Elle a fleuri de mouchetures or et vermillon les feuillages de la trame. Parmi des entrelacs de fil noir, elle a semé de petites croix mordorées et bleu-marine. C’est d’une grâce inexprimable, les pas d’un ange sur de la neige.
  Cet autre, qui vient de Prizrèn, tissé de lin et de soie blanche, est d’inspiration persane : des fleurs irréelles, d’un vert métallique, parmi de longues verdures d’argent. La sensualité d’une femme mûre se retrouve dans le violet sombre qui cerne les fleurs.
  Cet utchkur, acheté en Macédoine, est une oasis de mirage, des troncs de fils d’or que couronnent des palmes bleues et roses. Marie-Jeanne l’appelle : le jardin de Schahrazade. Et celui-ci, qui vient de Skoplié, n’a qu’une bande d’or traversée par une dentelure d’un vert de turquoise morte.
  Cet autre, cet autre...
  Je les regarde souvent, je les palpe, je les étale autour de moi. Ils ont une vie émouvante, une chaleur humaine. Rien n’est aussi charnel que ces étoffes tissées par une main de femme. Elles portent encore la caresse des doigts. Et l’âme de celle qui les a brodées reste attachée a la matière impérissable.