170 L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE montagne, rappelle l’arrivée à Prizrèn. Mais ce n’est pas Prizrèn. Toutes ces petites villes, d’ailleurs, n’existent que le jour du marché. Les autres jours, elles sont mornes et silencieuses, car la vie musumane s’enferme derrière les hautes murailles du haremlik. On ne voit dans les ruelles que quelques pouilleux en guenilles, les inimitables guenilles du pays, à croire qu’ils le font exprès pour émerveiller les passants. Cela ressemble à ces tapis de table que les vieilles filles de province agencent patiemment avec des petits carrés d’étoffes, mais unifié par une crasse épaisse comme un verni, et effrangé sur tous les bords. La sortie de Débar offre un étonnant paysage de montagnes ravinées par les pluies, de vraies moraines de galets qui descendent des crêtes, ces immenses éboulis teintés de couleurs minérales que je n’ai vues que là, jaune soufre, violets de la plus pure améthyste, rose vulgaire, bleu de lessive, vert d’oxyde. La route longe ensuite le Tserni Drinn, le Drinn Noir, un lourd torrent venu d’Albanie. Je me lasse vite de ces défilés boisés, de ces prairies au bord de l’eau. Ce sont paysages de ruminants. Aussi mon œil se remplit-il de lumière quand nous débouchons enfin dans une Camargue de marais peuplée de bestiaux qui ont de l’eau jusqu’aux genoux, et de gros buffles embossés dans les roseaux. A Strouga c’est l’épanouissement brusque du lac d’Okhrid, son étendue satinée, entre les hautes montagnes albanaises et la chaîne de la Galitchica. L’air prend cette fine couleur de perle qu’on ne trouve qu’en Macédoine. C’est déjà la lumière grecque, mais tempérée par la vapeur des eaux nombreuses qui fertilisent ce vieux coin de la terre.