20 L’mNÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE Bonaparte avaient édifié sur le champ de bataille de Marengo. C’est un petit temple à colonnes doriques, qui ressemble à l’entrée d’un cimetière. Il est tout frémissant de lézards et rempli du silence odorant des lauriers. Le château lui-même est au-dessus, sur la crête de la colline, murailles et tours crénelées, envahies par des lierres tout bruissants d’abeilles. Les quelques toits qui subsistaient ont été crevés par les bombes d’avion et les obus. Les légionnaires de d’Annunzio ont occupé cette citadelle jusqu’à la fin. C’est une histoire épique et funambulesque, comme en offrait parfois l’ancienne Italie, témoins les Mille de Garibaldi, un mélange d’héroïsme et de grand opéra, les nations alliées formant cercle autour du théâtre. Le chef d’orchestre d’aujourd’hui sait mener ses ténors à l’assaut des plus puissantes forteresses. Comme nous redescendons dans le jardin, Predrag Pavlovitch, qui nous accompagne, me fait remarquer une très vieille femme assise sur un banc de pierre, au fond d’une allée. Elle est habillée comme une femme de ménage, jupe de laine et caraco de cotonnade, les cheveux blancs sous un bonnet de tricot de soie. Elle appuie la main sur une canne, et, sans le regarder, parle à un chien noir accroupi devant elle. — La propriétaire, me dit Pavlovitch, la comtesse de Nugent... Elle est aveugle... Elle a quatre-vingt-deux ans. Elle habite le château depuis cinquante ans. Elle ne l’a jamais quitté, même pendant l’occupation de d’Annunzio. Quand les bâtiments sont tombés en ruine, elle s’est retirée dans la maison du jardinier. Elle y continue ses vingt ans qui ne l’ont jamais abandonnée. Elle m’évoque l’ancienne cour de France, et je n’en suis pas si loin, car les Nugent sont une branche autrichienne des Nogent de Rotrou.