SKOPLIÉ 147 étourdissants que par les rasades d’eau-de-vie, nous commençons à casser des verres sur le plancher et à nous arroser de siphon pour nous rafraîchir les méninges. Ce jeu d’abrutis met Marie-Jeanne en fuite : elle monte se coucher, et la fête continue. A trois heures, un des loumpatch est couché sur la banquette, la tête sur les genoux d’un musicien, chantant à pleine voix pendant que l’archet, au-dessus de lui, fait vibrer les cordes. L’autre, un bras au cou de l’alto, suit la floraison de la mélodie et l’accompagne en tierce avec une sûreté de parfait mélomane. Pour moi, je suis passé dans un monde étranger à moi-même, cette évasion de soi qu’on ne peut connaître que dans la musique et dans l’amour, peut-être aussi dans l’ivresse. Le petit matin s’éveille derrière les vitres. Nous enfourchons des chaises et nous nous balançons en mesure pendant que les deux tziganes jouent de tout leur cœur, infatigablement, en se promenant dans la salle vide du café dont les globes et les lustres scintillent de toutes leurs ampoules. Un garçon tout en sourires renouvelle sans se lasser les verres que nous brisons sur le parquet, les siphons vides et les demis, car c’est l’heure de la bière, évidemment pour nous éclaircir la voix. A sept heures, Marie-Jeanne, un peu inquiète, se montre au balcon de la galerie. Au signal des bons loumpatch, les tziganes déchaînent en son honneur une Marseillaise inouïe, quelque chose qui tient de la valse et dé la czarda, l’air martial de Rouget de Lisle tel qu’il se traduit dans leurs âmes vagabondes, une rhapsodie à tirer des larmes d’une pierre ponce. Quand je redescends à midi, les deux loumpatch somnolent devant la table, et les deux musiciens, le front auréolé de billets de banque collés avec de la salive, jouent toujours, chantent toujours, frais comme le sourire de l’aube, transportés sur les ailes de la musique.