158 L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE cernent de tous les torses, le jeune homme applique contre sa joue gauche la pointe du poignard et l’enfonce lentement dans la chair. Le chant de gloire s’élève jusqu’au sommet de l’aigu, les cris déchirent les oreilles. Même les gosses autour de moi ont cessé leurs jeux et glapissent comme les autres. Le poignard a traversé la joue gauche et fait saillir la joue droite. Une fureur frénétique secoue toute l’assistance lorsque la pointe de métal apparaît à travers la chair. Ainsi, la face traversée, sans une goutte de sang, les médailles et les boules de cuivre roulant sur son épaule, le derviche tourne lentement sur lui-même, les bras croisés contre la poitrine, s’oifrant à l’extase de tous les autres qui ne sont plus que gémissements et soubresauts. Et lorsqu’il arrache le chich, très lentement, avec un effort visible, tous retombent accroupis, défaillants, la figure ravagée, laissent tomber les bras au long des cuisses, restent les mains ouvertes, paumes en l’air, et ce n’est qu’une plainte, un long murmure douloureux qui exhale d’une bouche à l’autre bouche : Amîn... Amîn... Amîn... Amîn... Pendant cinq minutes, je ne vois plus que les corps affaissés, je n’entends plus que les voix mortes : Amîn... Amîn... Amîn... L’homme a remis le poignard dans sa niche, il a repris sa place, il répète comme les autres : Amîn. Le calme est revenu. L’assemblée se relève bientôt. Elle se tourne tout entière vers la galerie de l’Orient, du côté du tourbé où sont ensevelis les anciens cheiks. Et dans un silence écrasé de fatigue et d’hébétude, monte lentement, par la bouche de Saad-en-Dinn, la prière pour le Roi.