DE SARAJEVO A MOSTAR, ET RETOUR 269 arrivons au varoch blancs comme des manœuvres, mourant de soif, et nous nous installons sous un vieux mûrier, devant la table d’une kafana. Un quart d’heure après, nous ne sommes plus deux mais une trentaine, à boire du raki dans les petites carafes, les tchokagné, car on ne boit pas le raki dans des verres. Tablée joyeuse, chacun offrant sa tournée, et les tchokagné contiennent un ou deux décilitres. On en vient à parler de la vieille poésie d’Hertzégovine, car les gens du peuple d’ici — comme ces ouvriers italiens qui me récitaient par cœur de longs fragments de Dante — aiment leurs poètes et ne les oublient pas. C’est alors qu’un beau gaillard au grand front, au nez busqué, pur type de cette race slave si forte et si saine, est allé chercher sa guzla. Et sur ce banc de cabaret, la cigarette collée à la lèvre, il s’est mis à jouer et à chanter. C’était l’histoire de Djerzelez Alija, le héros musulman de Sarajevo, ce jour de sa grande vie héroïque où il rencontre sur la route Marko Kraliévitch en personne. Aucun des deux ne veut céder le pas à l’autre, et ils se battent avec courage et courtoisie. Ils constatent enfin qu’il ne peut y avoir de vainqueur, car ils sont Slaves tous deux, et ils s’embrassent en se jurant fidélité. J’écoute à peine ce chant glorieux car l’auditoire me remplit d’émotion. Us sont une trentaine autour de la table, des paysans, des ouvriers, vêtus comme de pauvres gens, la plupart coiffés du fez, trois ou quatre du petit calot serbe des orthodoxes, trois autres du béret basque qui a envahi ce coin de la terre slave. Debout ou accoudés à la table, ils écoutent de toute leur âme, transfigurés par la poésie, recueillant chaque syllabe du poème, chaque frémissement de la guzla. Il me faut un violent retour sur moi-même pour me