LA TSERNAGORA — DE KOTOR A PETCH 103 notaire dans une petite ville de Picardie. L’intérieur est entièrement meublé par un Dufayel de 1880. J’imagine l’encaisseur de la maison de crédit gravissant, chaque mois, à bicyclette, les Echelles de Cattaro, pour venir présenter sa traite. Faux Louis XV, faux Louis-Philippe, acajou de Sadi Carnot, carpettes courantes, glaces de bazar, régulateurs. Je n’ai vu quelque chose d’analogue qu’au château de Cintra, dans les appartements du dernier roi de Portugal, ou dans certaines résidences de chefs marocains. On voudrait que ce roi de pasteurs et de guerriers eût habité une maison de bois, couverte d’essentes, comme toutes celles que nous rencontrerons dans la montagne. La grandeur réelle de ce chef d’une tribu invincible ne s’accommode guère de cet immeuble de parvenu, meublé par un grand magasin. — Filons! me propose Marie-Jeanne après vingt-quatre heures de Cettigné. Nous repartons vers Riéka. Pour la dérider, je lui raconte des histoires de Monténégrins que m’a fournies le docteur L... pendant que nous étions ensemble chez le barbier. (Comme ce dernier s’imagine connaître le français, il a fait peindre sur sa boutique, au-dessous de son nom : Raseur.) Les histoires de Monténégrins font la joie des Yougoslaves, comme celles de Marseillais chez nous. Elles sont basées sur un courage réel et sur une indomptable fierté qui confine à la rodomontade. — Il y a celui, m’a raconté L..., qui pendant la guerre est blessé dans une bataille et transporté à l’hôpital militaire. Comme l’infirmière lui demande de présenter la partie nécessaire à prendre la température, il proteste avec chaleur : « Moi, un Monténégrin, tourner le dos? Jamais! » — Si tu racontes tout ça dans ton livre, me dit Marie-Jeanne, je te conseille de ne jamais repasser par Cet-