LE DANUBE 225 cend en petite jupe froncée jusqu’aux genoux. Sur la chemise, un gilet noir brodé de laine. Sur la tête, un petit chapeau de feutre vert, à bords étroits, délavé par le soleil et les pluies. A chaque escale, c’est, à grand bruit, l’échange de passagers et de marchandises, va-et-vient crasseux dans un vacarme de batterie. Sur les tôles de l’entrepont les tonneaux roulent et s’entrechoquent. On s’engueule comme sur tous les bateaux du monde, mers ou tleuves, marine de guerre ou marchande. Puis la machine se remet à brimbaler ses ferrailles et l’on fait un demi-tour sur le fleuve, car on ne peut aborder que contre le courant. Nous déjeunons à côté d’une famille du crû, le père, la mère, deux jeunes filles et quelques moutards. Ce sont des gens des premières classes, riches et bien élevés sans doute. Quand on apporte le plat de mouton rôti, chacun se sert avec les mains et se met à déchiqueter la viande, des doigts et des dents, comme des anthropophages se régaleraient d’un missionnaire. Une des jeunes filles, qui doit avoir moins d’appétit, soupèse l’un après l’autre, avec ses mains, tous les morceaux qui restent, les chipote un instant, les remet dans le plat, et quand elle en a enfin trouvé un à son goût, se met à le dévorer sans fourchette, les deux coudes sur la table. Le père et la mère président ce repas de cannibales avec un pareil mépris des ustensiles de table. Tous ont de la sauce jusqu’aux poignets et jusqu’aux yeux. Quand ils ont fini — c’est un hasard curieux mais je n’invente rien — le père raconte à sa progéniture que, chez des amis anglais, le ménage, même quand il n’a pas d’invités, s’habille en smoking et toilette du soir pour dîner. Cette invention britannique le fait rire aux larmes. La mère, qui s’essuie les mains avec son pain, a L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE 15