162 L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE bati Tékijé, Il a été abandonné par ses roufaïs lors de l’invasion bulgare, en 1915, et depuis, cette admirable chose tombe en ruine sans que personne ne pense à la conserver. Il est bien vrai, cependant, qu’elle est égale, par sa beauté, aux plus précieuses églises orthodoxes. Le kiosque des ablutions a la délicatesse d’une orfèvrerie de marbre. La chambre des tourbés a des plafonds de fine marqueterie que les pluies défoncent peu à peu. Ces merveilles demandent qu’on les sauve, elles le réclament impérieusement, plus que je ne le fais moi-même, ici, auprès de mes amis de Belgrade. J’ajoute que la bibliothèque, l’une des plus riches de la Serbie du Sud, a été pillée non par les Bulgares mais par des officiers français. Djordévitch nous invite à prendre le slatko chez ses parents. C’est la maison serbe du varocli, un rez-de-chaussée vide et ouvert sur le jardin, simple charpente supportant l’étage. On y monte par un escalier de bois. Propreté méticuleuse, tapis blancs partout. Comme dans la maison turque, on abandonne ses chaussures au bas de l’escalier et on ne circule que pieds nus. Le père porte la culotte à fond pendant, la grande ceinture, la chemise de soie, le gilet soutaché. On voit dépasser de la ceinture le tchétélé, bâtonnet où le boulanger fait une encoche pour chaque pain vendu. La mère, en pantalon bouffant, corsage brodé, tablier orthodoxe, est toujours pieds nus. Elle a tissé elle-même, comme toutes les femmes du vieux pays, les tapis, les rideaux, les draps, le linge de la maison. Tous deux regardent avec tendresse leur fils habillé à l’anglaise, qui est un savant, qui porte des lunettes d’écaille et parle une langue qu’ils ne connaissent pas. Deux générations. Le vieux monde de la Serbie du Sud s’efface avec une vitesse qui m’effraie. Le vieux monde peut mourir à New-York où la ville jeune crée des pro-