BELGRADE 221 de suite vous scalpe le front. La mélodie a de longues plaintes que suivent les modulations rapides du violon et le frémissement du tympanon, pendant que la femme élève au-dessus de sa tête son dakhiré dont elle fait vibrer les lamelles de cuivre. Presque toutes ces chansons, les pesmé, sont belles. Il en est de très anciennes qui se chantent communément dans les cabarets, mais une sève toujours jeune inspire les musiciens d’aujourd’hui, et le répertoire s’enrichit chaque jour sans perdre de sa beauté. Des pesmé comme Zulfo nori zulfo, Ali Pasina, Jednu notch samo, Tétché voda tétché, sont d’émouvants chefs-d’œuvre que je ne me lasserai jamais d’entendre. Ils ne s’en lassent pas non plus à Belgrade et dans tout le pays. Une sorte d’hypnose les tient chaque jour sous le pouvoir de la chanteuse et de son orchestre. Le rayonnement de la musique illumine leur cœur, leurs yeux, leur sourire. Elle provoque parfois un véritable délire qui les fait se dresser, crier, casser des verres sur le sol, donner tout leur argent aux tziganes. J’ai vu Madame T..., dans un mouvement d’enthousiasme, jeter à une chanteuse son sac à main avec tout ce qu’il contenait. Il n’est pas rare que des fervents de la pesma distribuent jusqu’à mille francs dans la même soirée. Ç’a toujours été pour moi un sujet d’émerveillement que cette constance à entendre chaque soir les mêmes chansons avec la même exaltation. Nous allons tout au bout de la ville, dans un jardin de guinguette dont les murs sont décorés de peintures qui racontent l’histoire de Marko Kraliévitch. C’est l’esprit traditionnel de la race. On n’imagine pas un café de Paris illustré par la Chanson de Roland. L’orchestre est sous une grande capote bleue, un ciel de fiacre. J’entends chanter cette poignante complainte : Ne me parle pas d’elle, où toute la poésie du terroir est condensée :