RAGUSE 79 Que d’heures savoureuses j’ai passées là, dans le cercle des fauteuils d’osier, avec S..., son chapeau de paille dans le cou, son petit cigare à cinq sous pendu à sa lèvre, sceptique et goguenard; avec la baronine K..., une Allemande longue et mince comme la Chasseresse, mais travaillée d’inquiétudes sexuelles; la grande actrice Y..., qui porte ses robes de telle manière qu’elle semble toujours être nue; le diplomate et poète D..., ses enthousiasmes explosifs, son grand nez casanovien, et ses rafales d’anecdotes scandaleuses sur les politiciens de Genève; le professeur M..., qui s’est consacré tout entier à l’étude des peintures de l’ancienne Serbie; Mme L..., altière, despotique, d’un vieux sang ragusain, et qui se laissait traiter comme une fille par son bellâtre d’amant. Le français domine, comme il en est partout entre gens de qualité, mais enrichi par les nuances de quatre ou cinq langues, mosaïque subtile qui donne à la pensée un éclat chatoyant. Et tout le monde a cette liberté de propos, cette audace et cet immoralisme des gens certains de se séparer bientôt, peut-être pour jamais. La mer est tout près de là, entre le mur blanc d’une église et la falaise rousse du rempart. On n’en voit qu’une petite anse semée de roches violettes, où les barques semblent glisser sur du Verre. Quand on a franchi la porte de la vieille cité, on se trouve dans une courtine entourée de hautes murailles nues, et dominée par un chemin de ronde à créneaux. Ici encore, Mestrovitch a fait des siennes. Au milieu de ces puissantes surfaces de pierre, il a fait édifier une rampe et un escalier d’un style byzantino-serbe du plus mauvais goût. Car Mestrovitch, qui est souvent un grand sculpteur, est quelquefois un dangereux architecte. Le malheur, c’est qu’il s’imagine en être un excellent, pareil en cela à mon cher et grand Bourdelle dont