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L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE
rappeler à mes obligations, car je ne puis rien perdre de ce que m’offre le spectacle. Or, pendant que je les photographie, pas un seul de ces hommes, si ce n’est un enfant, ne cesse d’épier la naissance du poème sur les lèvres du chanteur. Qu’on veuille bien le croire, ce n’est pas la plus belle image que je joindrai à ce livre mais c’est la plus émouvante.
  Djerzelez Alija est un curieux exemple de cette interpénétration des religions dont j’ai déjà parlé plusieurs fois. Mort dans le martyre en récitant les prières rituelles, il est devenu un saint de l’Islam. Or, son tombeau qui se trouve dans un petit village bosniaque n’est pas seulement vénéré par les musulmans mais aussi par les catholiques et les orthodoxes. Ce sont même ces derniers qui ont construit le tourbé qui renferme le sarcophage, et le gardien de ce saint musulman est un orthodoxe.
  Un autre chanteur a remplacé le premier sous le mûrier de la kafana. Celui-ci raconte sur la guzla une histoire de gens qui ont acheté beaucoup d’essence dans une ville lointaine et sont partis à travers la Russie, l’Amérique et l’Autriche pour venir boire du raki à Blagaï. C’est notre voyage qu’il célèbre ainsi dans une improvisation en vers, notre histoire vue par un homme du peuple qui ignore la géographie et ne sait même pas où est la France. Les autres rient aux éclats et marquent la cadence en battant des mains.
  Quand il a fini, comme j’admire la guzla populaire, d’un beau bois verni par les mains, sans autre ornement que la tête de chèvre, le propriétaire me dit :
  —	J’aurais plaisir à vous la donner.
  C’est elle qui est accrochée parmi mes livres dans mon cabinet de travail. Les gens qui viennent me voir me demandent si c’est un instrument nègre. Quand je leur dis que c’est de cette pauvre chose de bois et de peau