144 L’ITINÉRAIRE DE YOUGOSLAVIE personnages pompeux forme la plus admirable frise ornementale que l’être humain puisse dessiner sur l’herbe ou sur le sable. ❖ De toutes les boîtes à tziganes que nous offrent les deux Skoplié, nous avons adopté ce cabaret de la ville moderne où une quinzaine de musiciens chantent en chœur en s’accompagnant sur leurs instruments : cordes exclusivement, violons, violoncelles, contrebasses et tympanons. Ce ne sont pas les tziganes avantageux des grands cafés de Buda-Pest, ni les compagnies d’adolescents gommés qu’on exporte dans les capitales d’Europe. Ce sont des hommes du peuple, venus de ce quartier extravagant qui dévale parmi les gravats, aux portes de la ville, sur la route de Katchanik; des braves types un peu paysans, laids pour la plupart, trop maigres ou trop gros, des têtes énormes sur des épaules remontées. Le chef est un petit bonhomme à face de singe espiègle, qui se promène avec son violon miraculeux devant l’estrade où les autres sont entassés. J’ai connu là quelques-unes des plus intenses émotions qu’ait éprouvées un homme qui a passé toute sa vie dans l’enivrement de la musique. Du chef au tympa-niste, pas un de ces hommes qui n’ait une voix magnifique et qui ne soit un virtuose de son instrument. Cela presque sans étude, par un jaillissement spontané. Je ne crois pas qu’un seul d’entre eux, y compris le chef, puisse lire une note de musique. Mais jetez-leur un thème, quel qu’il soit, et ils le développent ensemble, sur leurs quinze instruments, en tierce, en quinte, sans une erreur de contrepoint.