C’est par là que s’écoulaient vers la Moldavie les armées russes qui partaient en guerre contre la Turquie et c’est toujours là, entre le Prouth et le Dniester, que s’élaboraient et s’organisaient les mouvements révolutionnaires qui devaient se traduire en action dans les Principautés. Le soulèvement hétairiste qui se préparait là-bas avait éveillé chez nombre de personnes un grand désir d’aventures et d’exploits guerriers. Quantité d’individus, pour la plupart de provence balcanique fourmillaient alors à Kichinev sans but bien défini. Pouchkine avec son génie et son âme romantique ne cherchait pas à éviter ce monde hétéroclite et exotique. C’est ainsi qu’il a connu aussi les chefs du mouvement hétairiste, les frères Ypsilanti: Alexandre, Demètre et Nicolas, ainsi que Georges et Alexandre Cantacuzène qui préparaient les cadres de métairie. C’est dans ces cercles que le grand poète a entendu parler de nombre d’exploits particuliers à ces régions qui se trouvent de part et d’autre du Prouth. Et cela nous paraît d’autant plus naturel que, après la défaite de Sculeni, les survivants de cette bataille ont certainement dû répandre là-bas une version quelconque de ce combat. Le nom de Kirdjali a sûrement été prononcé chaque fois que les récits devenaient émouvants. On peut se rendre compte à quel point Pouchkine était familiarisé avec les faits et les hommes parmi lesquels il passa son exil, d’après ces quelques mots qu’il écrivait â Viazemskij : « Je vais te présenter les héros de Sculeni et de Secou, les combattants de Iordache et la Grecque »51. Ces mots trahissent avec justesse l’intérêt du poète pour la trame des faits qu’il allait utiliser ^plus tard. Enfin d’autres circonstances sont encore venues s’ajouter à celles que nous connaissons déjà. En dehors de la sphère des légendes orales, Pouchkine a entendu aussi d’autres voix autorisées, qui lui ont confirmé ce qu’il avait appris par hasard à Kichinev. Cette région du Sud-Ouest de la’ Russie jouissant alors de l’attention spéciale que l’administration russe accordait aux provinces limitrophes. Le général Inzov en tant que gouverneur militaire de cette province aussi bien que Navrockij en sa qualité de chef des quarantaines russes détenaient des renseignements sûrs au sujet de la bataille de Sculeni et à plus forte raison encore après le passage des combattants en Russie. Pouchkine a pu apprendre les faits liés au sort de Kirdjali autant par les rapports du premier que par ses conversations avec lui. Aux faits appris à Kichinev sont donc venus s’ajouter tout naturellement les épisodes communiqués par Leks à Pétersbourg et que Pouchkine a utilisés conformément aux procédés couramment employés en poésie. VI. VALEUR ARTISTIQUE ET SOCIALE DU RECIT DE POUCHKINE Les chercheurs russes qui se sont occupés de l’oeuvre du grand poète ont trouvé que dans cette narration Pouchkine n’avait atteint qu’une forme mineure du genre et qu’il ne pouvait par conséquent être question d’un récit dans la véritable acception que ce mot aurait aujourd’hui. P. Anenkov estime d’ail- 51 E. Dvoicenco, Viafa lui Puçchin In llasurabia, dans « Revista Fundatiitor Regale », IV, (1937), 110. 5, p. 335. 121