Le fait que le poète n’a indiqué que d’une façon vague, la source où il a recueilli la partie la plus importante de sa narration, c’est à dire le transfert de Kirdjali â Jassy et son évasion (épisodes 5 et 6) est significatif. Ce faisant, Pouchkine a introduit dans son oeuvre l’élément d’authenticité qu’il a tenu à respecter. Les autres épisodes (1—4) sont rendus comme si le poète les avait enregistrés l’un après l’autre et sans leur donner de signification particulière. Malgré le manque de précision des indications de Pouchkine on a toutefois pu identifier avec facilité le fonctionnaire auprès duquel il avait recueilli les épisodes en question. Il s’agit de M.I. Leks, alors chef des bureaux du général Inzov 44 Pouchkine avoue que Leks lui a raconté à 2 reprises ce qu’il savait de Kirdjali. La première fois il lui a narré le transfert de ce dernier à Jassy et la seconde fois il lui a décrit son évasion. Comme le rapport du général Inzov précise que l’arrestation de Kirdjali et son envoi dans la capitale de la Moldavie se sont produits en mai 1823 48 cela signifie que la première conversation de Pouchkine avec Leks avait eu lieu après cette date et en tout cas pas avant. Comme nous l’avons vu, le général Inzov lui aussi parle de l’évasion de Kirdjali dans son rapport et en dépit de cela Leks n’a raconté cet épisode à Pouchkine que beaucoup plus tard, alors qu’il se trouvait à Petérsbourg. Il est donc probable que Leks ne savait encore rien de l’évasion de Kirdjali à la date de sa première conversation avec Pouchkine, ou bien que leur première rencontre avait eu lieu dans l’intervalle de temps compris entre l’arrestation de Kirdjali et sa fuite. Le fait qu’on est arrivé à déterminer ces dates est évidemment sans importance pour la valeur artistique du récit. Nous avons insisté sur ce point pour faire la liaison entre l’indication donnée par le poète et les investigations postérieures. En tous cas, l’intervention de Leks a compliqué l’interprétation des éléments du récit. C’est I.P. Liprandi qui le premier a signalé des divergences entre les événements réels et les narrations de Leks. Quoiqu’il n’existe pas de documents pour confirmer ses allégations, Liprandi a tenu à montrer que la description de Pouchkine basée sur les dires de Leks, ne correspondait pas â la réalité. Les hétairistes ont été mal caractérisés, tandis que le héros principal, Kirdjali, a eu en fait un tout autre sort. Liprandi affirme que Pouchkine a sans aucun doute entendu parler à Kichinev des pillages de Kirdjali, mais qu’il neleur a pas prêté attention. Plus tard, rencontrant Leks à Pétersbourg, celui-ci lui a raconté l’histoire de Kirdjali. Liprandi ajoute d’ailleurs que Leks connaissait beaucoup d’histoires de ce genre sur lesquelles il improvisait instantanément des récits qu’il présentait sans aucun sens critique 46. Sans être un spécialiste, Liprandi a mis l’accent sur la valeur historique de la narration de Pouchkine, à un moment où justement les investigations littéraires ne pouvaient se passer de donner de l’importance aux données historiques. L’intervention de Liprandi, en sa qualité de contemporain de Pouch- 44 CI. « Russkij Arehiv », Moscou, 1900, no. 3, p. 403. 45 Nous avons vu plus haut qu’au mois d’avril 1823, un Georges Kirdjali fut signalé en Olténie. (Acad. de la R.P.R. CLXXX/173). 48 I. P. Liprandi, ouvr. cité. 119