DE LA JEÛNE TURQUIE
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civils et militaires, qui n’avaient ni l’expérience des affaires, ni l’art de manier les hommes. Les uns, les civils, avaient pour la plupart vécu en France ou en Suisse dans l’admiration de l’Occident libéral ; ils y avaient absorbé, un peu pèle-mêle, les éléments d’une culture avancée que leurs cerveaux avaient incomplètement assimilés ; quelques-uns étaient devenus des hommes très instruits, mais presque tous restaient des idéologues, plus capables de dresser un vaste programme de réformes théoriques que d’en réaliser pratiquement une seule ; disciples de la Révolution française, — c’est-à-dire d’un ensemble de doctrines et d’actes souvent en contradiction les uns avec les autres, puisque les doctrines sont de liberté et les actes d’autorité, — ils étaient mieux préparés à ourdir et à exécuter un complot qu'au long et patient effort de réorganisation d’un pays ballotté depuis des siècles entre l’anarchie et le despotisme. Les autres, les officiers, élevés à l’allemande dans le culte de la force, étaient des militaires zélés, des patriotes ardents, mais peu cultivés, simplistes dans leurs conceptions politiques, dévoués à leurs chefs et à l’Islam, et persuadés que l’énergie et les armes suffisent à tout. Les uns et les autres, militaires et civils, étaient remplis de bonne volonté, de foi en leur mission et en l’avenir de leur pays, de confiance en eux-mêmes et de défiance envers les autres, prompts à prendre ombrage de tout ce qu’ils croyaient être une atteinte à leur dignité nationale, enclins à suspecter les amis sincères qui leur disaient la vérité et victimes des flatteurs qui, sous tous les régimes, bourdonnent autour du pouvoir. Durant les premiers mois de leur domination, les Jeunes-Turcs recoururent à l’expérience des hommes qui avaient appris sous Abd-ul-Hamid le maniement des grandes affaires ; Saïd, Kia-mil, et surtout Ililmi pacha assumèrent le grand vizi-rat; le dernier surtout, dont les talents s’étaient aiguisés
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