72 LA MER-NOIRE ET LA QUESTION DES DÉTROITS aux Russes ’. La Mer-Noire, juridiquement, n’est plus une « mer intérieure » puisque deux Etats s’en partagent les rivages ; mais, géographiquement et politiquement, elle reste une « mer fermée » puisque le Turc tient le Bosphore ; l’ambition patriotique de Catherine II et de ses successeurs s’en indigne : qu’est-ce qu’une mer libre d’où l’on ne peut sortir? qu’est-ce que la liberté dans une prison? L’œuvre ne sera complète que le jour où la Russie aura mis la main sur les passages et fait cesser cette contradiction de la mer libre et des détroits fermés : pour Catherine II, Azov et la Crimée, c’est le « chemin de Byzance ». La question des Détroits détermine ainsi une première fois les tendances de la politique russe et lui indique sa voie. La Mer-Noire avait été une « mer intérieure » turque ; la Russie peu à peu en vient à la regarder comme une mer russe, où personne ne peut venir l’attaquer, mais d’où elle a le droit de sortir pour pénétrer dans la Méditerranée : « Le droit pour les vaisseaux de guerre russes, écrira plus tard Danilevski2, de passer librement de la Mer-Noire à la Méditerranée, n’est que le droit de sortir de sa cour intérieure au monde extérieur ; le droit pour les navires de guerre des autres puissances d’entrer librement dans la Mer-Noire n’est que le droit d’envahir notre cour et notre maison, uniquement pour les piller. » Voilà, dans toute son ampleur, la thèse russe : la Mer-Noire qui a été une « mer intérieure » turque doit devenir une « mer intérieure » russe3. Les guerres de la Révolution française et de l’Em- 1. Cf. Sorel. La question d'Orient au xviii» siècle. (Pion.) 2. Danilevski, Sur le panslavisme. Cité par Mischef, op. laud, p. 669. 3. Cf. Le chapitre xxx des Pensées et Souvenirs de Bismarck : La Politique future de la Russie.