LE FELZE Car, rappelez-vous, chère imprudente, le souffle glacé de l'autre soir. Ne vous fiez pas à cette belle journée dont le gai soleil rit de mêler ses rayons aux vives flammes du premier feu. En vain, dans un coin de la chambre, la moustiquaire étale encore sa blanche écume de tulle. Il n’est plus besoin de la baisser pour dormir. Les « zin-zari » ne font plus guère leur petite musique ailée. Le temps est loin déjà des promenades au clair de lune et des concerts sur l’eau. Les grosses barques chantantes ont éteint leurs lanternes de papier. Les fleurs se sont fanées dans le doux jardin de la Giudecca. Les feuilles tombent de la treille, et les fruits de pierre des corbeilles ne sont plus tièdes sous la main au crépuscule. Le temps a passé. De la double face de l’automne, l’une a fermé les yeux sur l'été disparu, l’autre regarde l’hiver qui vient, car il est proche et bientôt ni le feu qui flambe dans la cheminée, ni même le felze clos de la gondole ne seront capables de nous défendre contre lui. Et alors, il faudra partir et dire adieu à Venise. Oui, un jour, Carlo, après nous avoir conduits à la gare, pliera dans l’armoire sa belle ceinture à franges et son bonnet neuf, et retournera au traghetto où il oubliera ses bonnes manières de — 99 —