190 HISTOIRE DE VENISE. que notre république est le seul État qui soit sans rapports établis avec les autres; car ce n’est pas être en rapport que d’envoyer et de recevoir des ambassadeurs, puisqu’il ne résulte aucun lien de ce mode ordinaire de communication. L’Angleterre et la France s’envoient aussi des ministres, et pour cela on ne s’avisera pas de dire que ces deux puissances soient amies. Ne pas avoir de la prévoyance, c’est abandonner tout au hasard. La guerre étant imminente, notre sûreté exige que nous nous fassions un système de politique raisonné, et analogue aux circonstances; que nous imitions enfin la prudence de nos ancêtres. Ambassadeur et citoyen, je n’ai pu retenir ces respectueuses réflexions dans le moment actuel; que vos excellences, si elles ne les jugent pas dignes de considération , veuillent bien y voir une preuve de mon zèle. » III. Qui croirait qu’une pareille lettre ne fut pas lue au sénat? Pour comprendre une telle réticence, il faut se rappeler ce qui a été dit ci-dcssus de l’organisation du gouvernement de Venise. La délibération appartenait au sénat; mais ce corps n’avait pas la puissance exécutive. Les ambassadeurs, non plus que les autres fonctionnaires, ne correspondaient point avec lui ; ils écrivaient au doge, assisté de son conseil, ce qui explique l’emploi de cette formule, votre sérénité et vos excellences ; et lorsqu’ils avaient à traiter des objets d’une nature plus secrète, ils correspondaient avec les inquisiteurs d’Élat, qui se chargeaient de donner eux-mêmes une direction au ministre, ou communiquaient au conseil du doge, ce qu’ils jugeaient, dans leur circonspection jalouse , pouvoir être confié à ce petit nombre d’hommes d’état. Quand les dépêches étaient adressées au prince et à son conseil, elles étaient ouvertes par les conseillers, et on en délibérait entre le doge, les conseillers et les six sages-grands, qui formaient, à proprement parler, le conseil intime. Là on jugeait si elles devaient être communiquées au sénat. On voit combien cette méthode était favorable aux prétentions de l’oligarchie. Ce conseil, qui évitait de provoquer une délibération sur les propositions formelles de l’ambassadeur, avait donc adopté le système de se tenir constamment à l’écart, malgré l’agitation générale de l’Europe, et de ne pas même contracter une alliance, de peur de se trouver engagé dans un parti. On sent, en lisant la dépêche du ministre vénitien, que sa nullité lui était à charge, et qu’il gémissait du peu de considération dont sa république jouissait chez l’étranger. Mais le gouvernement s’effrayait, en songeant aux efforts qu’aurait exigés une résolution énergique. De même que pendant longtemps il s’en était reposé de sa sûreté sur la jalousie des grandes puissances, maintenant il la confiait non moins imprudemment aux hasards de la fortune. Il se flattait que la secousse qui devait ébranler l’Europe ne se ferait pas sentir jusqu’à Venise, et, pour se rassurer lui-même, il aurait voulu ne voir, dans le bouleversement d’un grand empire, qu’un désordre local. On aurait pu comprendre ce système, si au moins, en perfectionnant son administration, il se fut mis en état de déployer des forces; si, pour prolonger sa sécurité, il ne se fut pas contenté de fermer les yeux, et s’il n’eùl placé toute son espérance dans la force d’inertie. Mais loin de là, il s’appliqua seulement à connaître exactement tous les progrès d’une révolution menaçante, et il prit le parti de manifester, au milieu du choc de tant d’intérêts, une indifférence également choquante pour tous. Ce parti était d’autant plus dangereux que l’impassibilité affectée par le gouvernement allait nécessairement se trouver en opposition avec toutes les passions individuelles, c’est-à-dire avec l’horreur et l’enthousiasme que les maximes nées de la révolution française devaient exciter dans une population composée de maîtres et de sujets. La révolution prévue par l’ambassadeur Capello, éclata vers le milieu de l’année 1789. Peu de temps après, les ordres privilégiés furent dépouillés de leurs privilèges, et le roi de tout son pouvoir. Le trône se trouva le poste Je plus périlleux de l’État; ceux qui l’environnaient s’éloignèrent, et ceux qui venaient de consommer ces grands changements, firent de vains efforts pour donner une forme régulière à ce nouvel ordre de choses. Mais laissons l’ambassadeur de Venise, rappelé de sa mission, nous retracer lui-même ces événements, dans le rapport qu’il fit au milieu du sénat, le 2 décembre 1790. IV. u Sérénissime prince, c’est une entreprise difficile que le tableau de la situation actuelle de la France. Cette révolution, dont j’ai été le témoin bien à regret, a eu pour causes les fautes du clergé, de la noblesse et de la magistrature, les torts de la cour et ceux de la nation. Après avoir développé ces causes, il faudrait approfondir l’état des finances, première origine de tous ces malheurs, consi-sidérer le nouvel ordre de choses sous tous ses rapports religieux, civils, politiques, économiques, et entreprendre l’examen d’une constitution extravagante, indéfinissable. « Tout le monde sait que la grande catastrophe qui vient de ruiner la France, au moins pour une longue suite d’années, a eu sa source dans le désordre des finances. C’est une terrible leçon pour tous les souverains, qui doit leur apprendre qu’il n’y a de sûreté que dans l’ordre et l’économie. Un dé-