GG HISTOIRE DE VENISE. Si dans les écrits qui furent publiés de part et d’autre dans cette querelle, on eut à gémir des exagérations insensées où l’esprit de parti se laisse toujours entraîner ; si on eut à s’indigner de beaucoup de maximes abominables, cette dispute donna aussi l’occasion d’avancer et de discuter plusieurs questions importantes, que les hommes n’avaient pas encore osé soumettre à l’exarhen de la raison. Ees cardinaux Bellarmin, Colonne, Baronius, ne dédaignèrent pas d’entrer dans la lice et de mêler leur voix à celle de beaucoup de moines et de théologiens obscurs. La république leur opposa ses docteurs, entre lesquels le frère I’aul Sarpi se distingua par l'étendue de son érudition, la force de sa dialectique et l’indépendance de scs pensées. D’une part on soutenait que la puissance temporelle des princes est subordonnée à la puissance spirituelle du pape; Que cette autorité du pape, bien qu’elle ne lui ait pas été donnée formellement, est la conséquence nécessaire de son autorité spirituelle, parce que celle-ci ne pourrait se maintenir sans celle-là ; Qu’en conséquence, le pape est le supérieur, le juge de tous les princes; qu’il a le droit de les priver de leurs Etats, même sans qu’ils se soient rendus coupables d’aucune faute, lorsqu’il juge que l’intérêt de l’Eglise le requiert ; et qu’alors les Etats dont les princes se trouvent dépouillés, peuvent être légitimement possédés par le premier occupant, sans autre titre que celui d’exécuteur de la sentence du saint-siége; c’était ainsi que le roi de Navarre, pour s’être allié avec Louis XII, lorsque celui-ci était excommunié par Jules II, avait vu ses États envahis par le roi d’Arragon ; Que les sujets du prince excommunié étaient non-seulement déliés de leur serment de fidélité envers lui, mais obligés de le poursuivre, et absous d’avance de leurs violences et de leurs trahisons; agitations et peut-être à une ruine totale; que d’après la connoissance qu’il avoil de leur politique, il étoit certain de ce qu’il avançoit. Cet avis du patriarche fit la plus vive impression. ün sénateur fut chargé de prendre des informations, et dans une assemblée tenue ad hoc, celui-ci exposa que les jésuites se méloient d’une infinité d’affaires civiles, et même de celles de la république; qu’ils se servoient des choses les plus respectables et les plus saintes pour suborner les dames; que non contents d’avoir avec elles des entretiens fort longs dans le confessionnal,ils les faisoient encore venir chez eux pour conférer avec elles; que c’étoit surtout aux dames de la première qualité à qui les principaux personnages de cet ordre s’attachoient ; qu’il falloit remédier plus tôt que plus tard à ces abus, en les chassant du pays. Ces faits étoient constants, ils nécessitoient la mesure proposée; mais les jésuites, au moment où on alloit prendre un parti décisif, se remuèrent et parvinrent, par un mélange de politique et de flatterie, à civiliser encore cette affaire. Us cherchèrent à brouiller le patriarche avec le Qu’en toute matière, on peut appeler au pape de la décision du prince temporel ; Que les immunités ecclésiastiques sont absolues, illimitées, qu’elles sont de droit divin et non une concession des princes; Que ces immunités s’étendent non-seulement sur les personnes, mais encore sur les biens; Que les ecclésiastiques ne peuvent être justiciables des princes, même pour les crimes de lèse-ma-jesté ; Que le pape étant infaillible, scs ordres sont obligatoires pour tous les fidèles, même sans avoir été publiés, s’il l’a ordonné ainsi; Que l’exercice du culte étant interdit dans l’Etat de Venise, aucun sacrement n’avait pu y être conféré ; qu’en conséquence, tous les mariages célébrés depuis l’interdit étaient nuls, les femmes concubines et les enfants illégitimes. De pareilles assertions étaient déjà un peu difficiles à admettre au dix-septième siècle; aussi les écrivains du parti contraire les combattaient-ils par ces propositions fort différentes : XIII. Le pouvoir du pape ne s’étend pas à toutes sortes de matières et de moyens, mais est restreint à l’utilité spirituelle de l’Église, et il faut en croire Saint Paul, qui dit : Nous ne pouvons rien contre la vérité, non enim possumus aliquid contrà veri-tatem (1 Cor. 2). L’obéissance que le chrétien doit au pape n’est pas absolue; car lui obéir dans les choses qui sont contre la loi de Dieu, c’est pécher, et dans les choses qui ne sont point contraires à la loi de Dieu, cette obéissance ne s'étend pas à tout. Le chrétien ne doit obéir au commandement qu’après examen, et s’il obéit aveuglément, il pèche. Quand le pape, pour se faire obéir en des choses qui passent son autorité, fulmine une excommunication, elle est injuste et par conséquent nulle ; car sénat, en le représentant comme un ambitieux, qui n’avoit en vue que d’entamer l’autorité du sénat, de qui, eux jésuites, se faisoient gloire de dépendre. Enfin par leurs intrigues et leur adresse ils vinrent à bout de détourner l’orage. Les sénateurs ne prirent aucun parti, sinon «Ie défendre à leurs femmes d’aller désormais à confesse à ces religieux. « L’ambassadeur de France, de Fresne Canaye, écrivait à Henri fV, le 28 juin 1606, « qu’il était avéré qu’ils eu1' ployoient la plupart de leurs confessions à s’enquérir des facultés d’un chacun et de l’humeur et manières de vivre des principaux de toutes villes où iis habiloient, et en Ie' noient un registre si particulier qu’ils savoient exactement les forces, les moyens, les dispositions de tout cet Etat en général et de toutes les familles en particulier, ce qui d°u' noit indice qu’ils devoient avoir quelque grand dessein à l’exécution duquel ils avaient besoin d’une si grande et « pénible curiosité. »