HISTOIRE DE VENISE. la république avec le duc de Savoie. Ce prince, depuis que le pape avait prescrit le nouveau cérémonial dont on devait user avec les cardinaux, n’était nullement disposé à leur donner un titre que la république leur refusait. Pour s’en dispenser, il prit, dans un traité qu’il eut à signer avec un cardinal infant d’Espagne, la qualité de roi de Chypre et de Jérusalem. Les Vénitiens en furent très-choqués. Ils portèrent leurs plaintes dans toutes les cours, et menacèrent de cesser toute communication avec le duc. Dans le fait, les ducs de Savoie n’avaient jamais possédé le royaume de Chypre. Un prince de cette maison en avait épousé l’héritière, et en avait été chassé avec elle : le duc de Savoie prétendait à la réversibilité. Le droit des Vénitiens prenait sa source dans une usurpation qu’ils avaient favorisée, et dans une résignation arrachée à la veuve de l’usurpateur. Le duc de Savoie se prévalait de ce que le pape, en écrivant au neveu de la dernière princesse du sang des Lusignan, au sujet de la mort de celle-ci, lui avait donné le titre de roi, dans sa lettre de condoléance. Les Vénitiens argumentaient de ce que le royaume de Chypre relevait des soudans d’Egypte, et de l’investiture que le Soudan leur avait donnée. A l’époque où l’on se disputait le titre de ce royaume, les Turcs avaient, depuis longtemps, tranché la question ; mais quoique la république leur eût cédé cette ile, elle ne voulait pas qu’un autre pût s’en dire le roi; ce qui n’empêcha pas le duc de Savoie de s’y obstiner, et les princes de l’Europe de montrer, pour cette contestation, toute l’indifférence qu’elle méritait. Nous voudrions pour beaucoup, disait un ambassadeur de Venise au ministre de Savoie, que vous fussiez réellement en possession de Chypre, et non pas les Turcs. Ce mot piquant était ce qu’il y avait de plus décisif dans cette contestation. XVII. A ces démêlés frivoles se joignirent quelques affaires plus sérieuses. La république avait besoin de temps en temps de déployer son ancienne énergie, pour conserver le droit de souveraineté qu’elle s’était arrogé sur le golfe. Tous ses voisins cherchaient à éluder scs prétentions. On sut que les Allemands, avec lesquels 011 était alors en guerre, recevaient des grains de Ferrare. Deux galères vénitiennes furent envoyées, pour croiser à l'embouchure du Pô, et, sans respect pour le pavillon du saint-siège, elles s’emparèrent de tous les approvisionnements destinés pour les ennemis. Des marchands de Raguse, qui trafiquaient avec le port d’Ancône, se hasardèrent à traverser l’Adriatique, sans se soumettre au tribut exigé par les Vénitiens; leurs vaisseaux furent confisqués. Le pape eut beau représenter que des bâtiments, qui venaient trafi- quer avec les sujets de l’Église , devaient être exempts du droit, il fallut que la république de Raguse réparât celte contravention par un désaveu solennel. Ce fut vers ce temps-là que les Vénitiens eurent à soutenir contre l’Espagne leur prétention de ne laisser entrer dans le golfe aucun bâtiment du guerre étranger. Cette cour avait envoyé prévenir le sénat que l’infante Marie ferait la traversée d’O-trante à Tricste sur la Hotte du roi, son frère, pour aller épouser le fils de l’empereur. La république s’y refusa absolument, déclara que, si l’infante se présentait avec la flotte d’Espagne, elle aurait à soutenir un combat pour passer; et la princesse fut obligée de faire le trajet sur les galères de Venise. Le pape, irrité contre le consul vénitien résidant à Ancôoe, dont la vigilance gênait le commerce illicite des sujets du saint-siége, fit chasser cet agent, après lui avoir suscité une méchante affaire. Le sénat suspendit toute communication avec la cour de Rome jusqu'à ce que le consul eût été rétabli. Mais un grief plus sensible aux Vénitiens que tout ce qui précède, fut l’injure que leur fit Urbain VIII, lorsqu’il fit ôter de la salle royale du Vatican une inscription qui rappelait les services rendus par la république au pape Alexandre III. La légation vénitienne qui était à Rome, reçut de son gouvernement l’ordre de partir sans prendre congé. Le nonce n’obtint plus aucune audience du collège, et les choses restèrent pendant dix ans dans cet état, jusqu’à ce que l’inscription eût été rétablie par Innocent X, qui n’attendit pas même la demande des Vénitiens. Pendant que les Français, les Piémontais, les Espagnols, les Autrichiens et les Vénitiens, combattaient autour de Manlouc, la peste ravageait l’Italie : à aucune époque, ce fléau n’avait été ni si général, ni si opiniâtre. Nani assure que Venise perdit soixante mille de ses habitants, et les provinces, plus de cinq cent mille. C’était le quart de la population. XVIII. II existait, dans les traités que la république avait faits avec la Porte, un article qui autorisait la marine vénitienne à poursuivre les pirates barbaresques dans le golfe, et qui défendait formellement aux commandants turcs de leur donner protection. Le grand-seigneur, en guerre avec la Perse, avait requis les régences d’Alger et de Tunis d’envoyer leur flotte sur les côtes occidentales de son empire, pour protéger le commerce de ses sujets, pendant qu’il conduisait son armée en Asie. Ces barbaresques formaient donc alors une armée avouée par le sultan ; mais comme ils étaient aussi des pirates, ils se mirent, au lieu de protéger les vaisseaux turcs, à courir sur les autres, et saccagèrent