50 HISTOIRE DE VENISE. incommodé par quelques galères de Malte dans la mer de Syrie, le sultan avait requis la république de faire cesser les courses des chevaliers de Saint-Jean, faute de quoi toutes les forces de l’empire ottoman iraient chasser ces chevaliers de leur nouvel asile. C’était en 1350 : les Vénitiens négocièrent auprès de l’ordre, et le déterminèrent à ne pas provoquer un ennemi si redoutable. Les conquêtes des Turcs dans l’Albanie avaient obligé une peuplade d’habitants de ces côtes, qu’on appelait Uscoques, à se réfugier dans les rochers et dansles iles qui sont au fond du golfe de Quarnero. L’archiduc d'Autriche, ennemi des Turcs, avait accueilli ces fugitifs. Encouragés par cette protection, et forcés par leur misère à vivre de rapines, ils faisaient des courses continuelles sur les terres voisines, et se livraient sur celte côte au métier de pirates, incommodant beaucoup le cabotage des Turcs, et ne respectant guère plus celui des chrétiens. Le grand-seigneur, en 1862, somma les Vénitiens de le délivrer de ces pirates. Soit qu’il leur eût adressé cette sommation comme à ses vassaux, soit qu’il eût voulu seulement les requérir de maintenir la paix dans le golfe, dont ils se disaient les souverains, ils obéirent. Une escadre de la république fut envoyée contre les Uscoques, détruisit plusieurs de leurs vaisseaux, mais on ne put parvenir à réprimer leurs brigandages que par une guerre sérieuse que nous aurons à raconter. Cette expédition contre les pirates occasionna l’année suivante, en 1863, une rencontre entre une galère de la république et une galère turque, que les Vénitiens, malgré son pavillon et les cris des matelots qui invoquaient le nom dugrand-seign'iur, attaquèrent, prirent à l’abordage, et dont ils passèrent tout l’équipage au fil de l’épée, sans pitié comme sans distinction. 11 était bien difficile que ce fut une méprise; aussi Soliman n’y vit-il qu'un acte d’hostilité. Il éclata en menaces, et la république ne parvint à l’apaiser que par la prompte punition du capitaine, et par une indemnité de vingt-cinq mille ducats. Soliman mourut en 1866. Sélim II, son fils et son successeur, commença par se plaindre de ce que la république ne réprimait pas assez vivement les pirateries des Uscoques, et menaça d’envoyer sa flotte dans l’Adriatique, pour détruire leurs repaires. Quelque temps après, il prétendit que les Juifs établis dans l’État de Venise devaient à ses douanes une somme de plus de cent mille ducals. Il voulut rendre l’ambassadeur de la république garant de cette dette, et le fit conduire, par des janissaires, devant le cadi. C’était une avanie accompagnée de formes juridiques. On parvint à terminer cette af- faire, en obligeant les marchands juifs à payer la somme réclamée. On ne tarda pas à apprendre que les Turcs, obligés de traverser si souvent la mer dé Syrie, se plaignaient d’avoir à passer sous le canon d’une île occupée par des chrétiens, et qui donnait asile aux corsaires ennemis du croissant. Ces plaintes étaient un avertissement du danger qui menaçait l’île de Chypre. 11. Quoique les Vénitiens ne l’eussent acquise que depuis une époque où il n’était plus permis d’ignorer les dangers du voisinage des Turcs, ils n’avaient pas fait tout ce qu’ils auraient pu pour s’en assurer la possession. Une partie considérable de la population avait droit d’être mécontente du gouvernement vénitien. Cette île avait été divisée autrefois en neuf royaumes ; de là des traditions qui perpétuaient l’orgueil des familles.Pour accroître leur indépendance, elles avaient profité de la faiblesse des empereurs d’O-rient; et ensuite elles avaient mis leur fidélité à prix, lorsque divers souverains s’étaient succédé dans la possession de l’île. Aussi le gouvernement, quoique monarchique, avait-il dégénéré plus d’une fois en anarchie. Quand on a eu chez soi une multitude de princes, on a à entretenir une longue postérité de seigneurs, qui ne perdent pas de sitôt le souvenir de leur splendeur et de leurs anciens privilèges. Les nobles du royaume considéraient une partie des habitants comme leurs esclaves, et obligeaient le reste à soudoyer les troupes nécessaires pour la défense du pays. Comme les Vénitiens n'avaient, pu s’emparer de | l’île sans la connivence des seigneurs cypriotes, il y avait eu pacte entre les usurpateurs et les abus; aussi en résultait-il que plus de trois quarts de celte terre, qui ne demandait qu’à produire des grains, du safran, du sucre, des cotons et toutes sortes de fruits, demeuraient incultes; que les salines, les meilleures du monde, étaient mal exploitées; que les nobles, au lieu d’enlretenir pour la garde des côtes sept cents chevaux, comme ils y étaient obligés, n’en entretenaient qu’une centaine, et que les habitants étaient humiliés, misérables et mécontents, jusque là qu’ils laissaient échapper des plaintes assez vives pour faire soupçonner qu’il portaient envie aux sujets de la Porte. Telle était la situation des choses, lorsque Sélim II parvint au trône de Soliman. Ce prince, du vivant même de son père, avait exprimé avec quel regret il voyait l’île de Chypre entre les mains des chrétiens. D’ailleurs, il avait besoin d’une nouvelle guerre, pour réparer l’échec que les armes ottomanes venaient d’éprouver devant Malte, deux ou trois ans auparavant.