244 HISTOIRE DE VENISE. force qui arrivait d’un autre côté. Les ponts étaient levés, les barrières étaient fermées; on allait reconnaître ces deux corps; mais les quarante cavaliers déjà introduits dans la place, s’emparèrent d’une des portes et l’ouvrirent. Les deux nouveaux détachements, en entrant, coururent aux casernes, en prirent possession, désarmèrent la garnison, relevèrent les gardes, et cinq de ces étrangers, arrivés au palais du magistrat vénitien, lui annoncèrent, le pistolet sur la poitrine, qu’il était prisonnier, en le sommant de rendre son épée. On reconnut parmi eux un homme de Bergame en uniforme français. Ils allèrent, accompagnés d’un membre de la municipalité, prendre possession de la chancellerie et des caisses publiques. Tendant ce temps-là, trois Bergamasques et un Français, qui portait la parole, se rendirent chez le podestat, pour lui dire, dans les termes les plus respectueux, et en lui donnant tous ses titres accoutumés, qu’on savait combien il avait mérité l’affection des peuples do son gouvernement ; mais que la ville de Crème voulait être libre ; qu’il ne paraissait pas douteux que Venise ne conservât sa souveraineté; que seulement le gouvernement pourrait éprouver quelques modifications dans ses formes. lia nuit se passa tranquillement. Le 29 au matin, on força un ouvrier de la ville d’attacher une chaîne au cou de la statue de Saint Marc, et on planta l’arbre de la liberté en présence de l’éveque. Les cris de Vive la liberté! étaient proférés par les Français et par les Bergamasques. On entendit quelquefois et par intervalles le cri de Vive Saint Marc! Enfin, 011 déclara aux magistrats, toujours avec des formes (rès-polies, qu’ils étaient libres et qu’ils eussent à partir. Je viens de transcrire la relation vénitienne de cet événement. Il n’y est pas fait la moindre mention des dispositions des habitants à l’insurrection. On n’y voit figurer que des Français et des Bergamas-ques; ainsi ce seraient les Bergamasques qui auraient fait violence successivement à la population de Brescia, de Salo et de Crème. Cependant, quand les écrivains de ce parti racontent la révolution de Bergame, ils soutiennent que les habitants n’y avaient pris aucune part. La confiance se refuse à des exagérations qui se contredisent. Elle ne peut admettre ni que les Français aient été spectateurs tout-à-fait impartiaux dans ces scènes de désordre, qui rappelaient et qui semblaient excuser et consolider ce qui s’était passé en France, ni que la population vénitiennesoit demeurée constamment froide et passive dans le tumulte de tant de passions. 11 est difficile de concevoir comment le gouvernement laissait une poignée de rebelles ou de sol- dats étrangers opérer des révolutions dans des villes fortes, munies d’une garnison et remplies d’une population dévouée à ses maîtres. On avait organisé dans la province de Bergame une masse de trente mille hommes; la province de Vérone en offrait autant; on avait des troupes, c’était plus qu’il n’en fallait assurément pour contenir quelques factieux, si réellement la population eut voulu rester fidèle à l’aristocratie vénitienne. Mais nous voyons partout les portes ouvertes, les garnisons désarmées, les podestats chasses, sans que ce peuple ait jamais fait le moindre mouvement pour les défendre et pour repousser des nouveautés que, disait-on, il abhorrait. Cela dément les flatteries des podestats, qui ne cessaient de représenter la population comme remplie d’amour pour ses maîtres; mais c’est une illusion commune à beaucoup de gouvernements, de prétendre à l’adoration, lorsqu’ils devraient se contenter de l’obéissance. XXXIII. Il faut dire cependant à la louange des habitants des montagnes, qu’ils persistaient courageusement dans leur fidélité. Les paysans des vallées des Alpes dans les provinces de Bergame et de Brescia, ceux de la Val-Sabbia surtout, s’étaient signalés par leur empressement à s’enrôler dans cette masse armée qu’organisait le podestat Otto-lini. Il avait cultivé leurs dispositions avec soin. Ces montagnards de la Sabbia aperçurent l’occasion d’attaquer les insurgés qui avaient opéré la révolution de Salo, fondirent sur eux, le 51 mars, leur tuèrent une centaine d’hommes, firent trois cents prisonniers, et n’eurent que trois des leurs blessés légèrement. Cet événement, pour le récit duquel je me conforme encore aux rapports des agents du gouvernement vénitien, fait naître plusieurs observations. D’abord, pour que la perte des insurgés fût si considérable, il fallait que leur nombre se fût accru, car on a vu qu’ils n’étaient qu’une soixantaine lorsqu’ils avaient chassé la garnison de Salo quelques jours auparavant. En second lieu, parmi ces prisonniers, il y avait un délachemenlde deux cents Polonais, qui était en marche pour rejoindre l’armée. Or, si ce combat eût été autre chose qu’une surprise, comment ces deux cents Polonais ne se seraient-ils pas défendus; et s’ils s’étaient défendus, comment y aurait-il eu cent morts d’un côté, et seulement trois blessés de l’autre? Troisièmement, le procurateur François Pesaro disait au général en chef, dans une lettre, dont la rédaction avait été soumise à l’approbation du sénat : « 11 est vrai de dire que rien ne porte à croire que « les Français aient pris aucune part à cet événe-