HISTOIRE DE VENISE.
même admiration à sa véracité. Foscarini dit, à propos de ceux qui ont altéré la vérité dans l’histoire de Venise : « Reaucoup d'écrivains dédaignent « les versions vulgaires pour chercher le merveilleux « où il n'est pas. Tel fut SaiuL-Réal dans son histo-« riette des machinations de 1(518, rapportées de-« puis par Nani, et qu’il raconte en si beau style,
<i mais avec tant de circonstances fabuleuses, pour •i donner à son récit plus d’intérêt que le sujet n’en ii a réellement (1). »
  Après le témoignage de ce judicieux auteur, qui écrivait cent ans plus tard que Saint-Réal, cl qui fut honoré de la suprême dignité dans sa patrie, comment pourrait-on croire à cette version, que le talent de l’auteur a seul accréditée?
  L’abbé de Saint-Réal a puisé avec la même assurance, et dans la relation de Nani, qui parait croire à la conjuration, et dans celle de Capriata, qui la nie, et dans la lettre insérée au Mercure, qui la raconte différemment. Du petit nombre de détails que contenaient ces Irois récits, il a fait une histoire complète, liée, où tout se suit, s'enchaîne et s’explique. Il a vu les dépêches des ambassadeurs, il a assisté au conseil d’Espagne, comme auxassemblées des conjurés; mais il ne se montre pas aussi instruit du gouvernement de Venise. Il ne s’est pas piqué de lui conserver cette réputation si justement acquise, de sagacité, de pénétration et de méfiance. Il oublie qu’il y avait à Venise un tribunal inquisiteur, à l’insu duquel il était difficile de rassembler mille conjurés dans cette capitale.
  Voltaire a dit (2) : « L’abbé de Saint-Réal, qui a « écrit cet événement célèbre avec le style de Sal-« luste, y a mêlé quelques embellissements de rôti man, mais le fond eu est très-vrai. » Cela peut i être, mais il est de fait que tous les témoignages se réduisent à un seulr au procurateur Nani, rt que ce témoignage est contredit par celui de Capriata, antérieur à Nani de vingt ans : enfin le passage de Foscarini est positif; il relègue Saint-Réal dans la classe des romanciers, et l’opinion de ce grave personnage a toute l'autorité d'uue décision. Celle de Voltaire n’est pas absolue : il reconnaît que Saint-Iléal a fort amplifié ce qu'on savait sur ce fait, mais il croit que la conjuration a existé.
  Enfin ou peut opposer à l'assertion positive de Voltaire le doute qu’énoncent des auteurs d’un grand poids, ceux de l’Art de vérifier lesdates. Après avoir rapporté brièvement cet événement, comme il se passa selon Vopitiion commune, ils ajoutent :
ii	Tels étaient les bruits qui coururent alors sur « cette entreprise détaillée au long par l'abbé de
   (I) De/la letteralura vrnezinna, lilir. Il I, note 337.
   (t) Essai sur les mevtirs, chap. 186.
   h Saint-Réal, avec tout le brillant de son imagina-« tion, mais sans beaucoup d’égard pour la vérité, ■i Plusieurs néanmoins regardent comme une fiction h cette prétendue conspiration, sur laquelle jamais ■i le conseil de Venise n’a voulu s’expliquer; mais « une chose certaine, dit Muratori, c’est qu’uu h grand nombre de Françaisetd’Espagnols (3) ayant « été arrêtés à celle occasion, furent les uns pendus, ■i les autres noyés par ordre du sénat. »
     Parmi ceux qui ont répété le récil de Saint-Réal, il faut compter Grégorio l.cti. Il transcrit dans sa Vie du due d’Ossone, imprimée pour la première fois en 1G9!), en l’abrégeant, la relation française, mais il prend soin de protester de son incrédulité, •i Les écrivains vénitiens, dit-il (i), qui vivaient dans ce tcmpslà, ont passé sous silence presque toutes ces particularités, qui sentent fort le roman, cl n’onl aucun bon fondement. En efTet, il y a des circonstances qui tiennent du fabuleux, cl sont entièrement impossibles dans une grande ville comme Venise. Comment toutes ces choses auraient-elles pu s'exécuter dans une ville peuplée de plus de deux cent mille âmes, dans une seule nuit, sans que personne s’en aperçût, et cela dans un temps où, durant toute la nuit, des gondoles pleines de monde circulent de tous côtés? Il est certain que ce projet est une pure fable. »
     Il fait remarquer que Renault et tous ses complices persistèrent à nier la conjuration, cl qu’aucun ne perdit la vie en public.
     Ce biographe rapporte indifféremment tant de faits contradictoires, qu’il n’est pas toujours facile de distinguer quels sont ceux qu’il admet ou n'admet pas.
     J'ai eu occasion de faire remarquer qu’il copie plusieurs versions sans choix, sans prendre le soin de les faire concorder entre elles, sans même paraître s’apercevoir qu'elles sont contradictoires. En voici quelques exemples :
     Il dit que Jacques Pierre était arrivé à Venise au j mois de novembre, et il vient de citer un passage de son journal de Thomas, où le départ de ce capitaine est placé à l'époque de la paix, qui fui signée le G septembre. Ces deux dates sont contradictoires. Il y a plus, toutes deux sont fausses, puisque Jacques Pierre était à Venise dès le mois d'aoùl.
     Il dit que le jour de son arrivée, le corsaire s’étant déguisé, en se mettant un emplâtre sur l’œil, se rendit chez le marquis de Rcdemar, qu'il y demeura toute la nuit, lout le jour suivant, et qu’il n'en sortit que le soir, deux heures après le soleil couché.
      (3)	On ne cite pas un seul Espagnol.
      (4)	Lir. 1" «le la 3« partie.