LIVRE Il faut déplorer les inconséquences de l’esprit humain, lorsqu’on voit un homme de jugement mépriser son art et sa renommée jusqu’à travailler avec une folle précipitation. Dolce eut bien un autre malheur; cethomme, nourri à l’école de l’antiquité, traducteur d’Arislote, d’Euripide, de Cicéron, d’IIo-race, d’Ovide, de Pline le jeune, et de beaucoup d’autres, profana les poèmes d’Homère et de Virgile, en jetant dans la fable de l’Iliade et de l’Énéide, qu’il réunit en un seul ouvrage, la confusion de l’épopée romanesque, et une parodie de l’Odyssée où Ulysse est qualifié il barone. A ce manque de respect pour Homère, on peut opposer le scrupule de l’helléniste Paul Brazolo, de Padoue, qui, après avoir traduit l’Iliade en vers, eut le courage de jeter au feu une traduction, dont plusieurs esprits distingués (1) nous font regretter la perle par leurs éloges. Le chantre de Ferrare avait donné un exemple d’autant plus dangereux qu’il était séduisant. Il n’eut, comme on voit, que trop d’imitateurs. 11 était réservé à un Vénitien d’ouvrir la carrière de la véritable épopée. Jean-George Trissino, de Vicence, né en 1478, quatre ans seulement après l’Arioste, sentit qu’il était un plus noble emploi de la poésie que de consacrer les caprices de l’imagination. C’est un titre sans doute à notre reconnaissance que d’avoir ramené le premier des arts à sa destination véritable, qui est d’inspirer de beaux sentiments, et de décerner l’immortalité, non à des héros fabuleux, mais aux hommes qui l’ont méritée. Les récits de l’invasion de Charles VIII vinrent frapper l’oreille de Trissino encore enfant : immédiatement après, on vit une nouvelle irruption de l’étranger; l’Italie disputa sa liberté dans les champs de Ravenne, aux mêmes lieux où, dix siècles auparavant, Bélisaire avait triomphé des Goths. Le pape Jules II appelait à grands cris tous les peuples de la presqu’île, pour concourir à l’expulsion des Barbares. Les Français, les Espagnols, les Suisses, les Allemands, revenus bientôt après, avaient ensanglanté les plaines de Marignan el de Pavie ; Gênes , Naples et Milan changeant quatre fois de maitres, Venise à deux doigts de sa perte, Florence opprimée, Rome saccagée par les Impériaux, tels étaient les premiers objets qui avaient frappé les yeux du jeune poêle. II y avait loin de l’émotion que devaient produire de si grands tableaux à l’inlérêt que pouvaient inspirer des paladins imaginaires et les malheurs de leurs héroïnes. (1) Aljjarolli dans ses lettres, el Cesarotli dans sa réponse à la dissertation de l’abbé Dcnina, sur la littérature des i’adouans, et dans ¡’édition qu’il a donnée de l'Iliade. XL. 5î>0 Le patriotisme de Trissino lui fit concevoir toute la beauté d’un pareil sujet, et son goùl lui suggéra l’idée de chercher dans l’hisloire une action qui en fut l’allégorie. Les noms de Ravenne et de Rome rappelaient les exploits de Bélisaire; et l’Italie, délivrée des Goths, devint la matière de la première épopée moderne. Ce choix d’un sujet qui a une véritable grandeur annonce à la fois une tête forte et des sentiments élevés, avantage bien supérieur à celui d’une imagination capricieuse, dont le mérite se réduit à créer des aventures imaginaires pour les attribuer à des personnages fabuleux. Maisavant tout, le devoir delà poésie est de plaire. Les jeux de l’imagination ont déjà par eux-mêmes un grand attrait; de toutes nos facultés, c’est celle qui se prête le plus à se laisser entraîner : tandis que l’Ariostc exerçait cet empire avec toute la puissance du talent, son contemporain travaillait péniblement un poème grave, dont le plan est vaste, la conduite sage, mais l’action peu animée, et le style trop imparfait pour attacher le lecteur. La gloire du Trissino se réduisit à avoir produit un ouvrage plus généralement estimé que lu, et à être le précurseur du chef-d'œuvre de l’épopée moderne. Parmi les imitateurs du Trissino, presque oubliés aujourd’hui, on en compte deux qui étaient ses compatriotes : Oliviero, qui chanta la victoire de Charles-Quint sur la ligue formée par les protestants à Smalcalde; et Jean F'rat la , auteur d’une Mallhéidc, dont le nom indique assez le sujet. Après ces deux poèmes, que leur célébrité ne m’obligeait pas à rappeler, on peut, surtout dans une histoire, faire mention d’un ouvrage spécialement consacré à la gloire nationale. Camille Pan-cetli, de la petite ville de Serravalle, chanoine et professeur à Padoue,chanta, au commencement du dix-septième siècle, la victoire remportée par les Vénitiens sur la llotte de Pépin, fils de Charlemagne; et, usanl du privilège accordé à la museépique d’anticiper sur les événements, il fit entrer dans sa narration la défaite de Frédéric Barberousse, les croisades, la prise de Constantinople, la bataille de Lépante, enfin lous les faits, toutes les institutions dont le souvenir était glorieux pour la république. Le nom de Trissino me conduit à la poésie dramatique, dont il donna aux Italiens le premier modèle. C’étail à peu près du même pays, c’est-à-dire de chez les Orobiens et les Bergamasques, qu’était sorti, dix-sept siècles auparavant, le père de la comédie latine; ceCœcilius Statius que Cicéron et Quinlilien placent sur la même ligne que Piaule et Térence, dont il était le devancier. Il est presque incontestable que l’Italie est redevable aux Véni-