LIVRE XXVII. 57 si profond, qu’un homme à cheval pouvait y passer, sans qu’on aperçût autre chose que l’extrémité de sa lance. Sur le revers de ce fossé on avait pratiqué un chemin, qui était couvert par les terres résultant de l’excavation, et à l’abri de ce parapet, les tirailleurs ne cessaient d’incommoder les gardes de la place. En arrière de la tranchée, dix forts de cinquante pieds de front, construits avec des madriers, des fascines et des sacs à terre, offraient une retraite assurée aux travailleurs, en cas d’attaque, et battaient le rempart de leur artillerie. Les fortifications de Eamagousle n’étaient ni bien considérables, ni en bon état; mais le commandant Bragadino était un homme de tète et de résolution. Il fit réparer scs murailles, organisa une fonderie, couvrit ses remparts de canons, et sut inspirer à ses gens une telle ardeur, que les officiers allèrent s’établir sur le terre-plein du rempart, et ne voulurent plus avoir d’autre logement. Un matin du moi de mai, on entendit, au lever du soleil, un grand bruit dans le camp des Turcs, et peu après, on les vit faire un feu terrible de toute leur artillerie : ils s’avancèrent ensuite jusque dans le fossé, au pied de la muraille, qui était considérablement endommagée; mais elle se trouva d’un accès Irop difficile, et l’assaut fut repoussé. Cependant les Turcs se logèrent dans le fossé, et il n’y eut pas moyen de les éloigner. De part et d’autre on avait entrepris des travaux souterrains. Les assiégés voyaient aller et venir les mineurs des assiégeants. Us voyaient transporter les poudres, et, comme ils no pouvaient guère être incertains du point sous lequel les travaux étaient dirigés, ceux qui le défendaient s’attendaient d’un moment à l’autre à sauter en l’air. On n’avait pu parvenir à éventer la mine. Elle éclata un matin, ébranla toute la ville, renversa une partie de la muraille, et les Turcs s’avancèrent aussitôt pour s’élancer sur les débris ; mais ce nouvel assaut fut soutenu avec la même vigueur que le premier. Les lurcs s’y acharnèrent pendant cinq heures;.enfin ds furent contraints de céder à la bravoure de la garnison, qui perdit près de deux cents hommes dans cette journée. Mustapha, sans discontinuer de battre la place en brèche, et de faire cheminer ses mineurs, voulut ajouter la bombe à ces moyens de destruction. Il couvrit la ville pendant quelques jours d’un déluge de feu. Le courage de la garnison n’en fut point ébranlé, et l’activité de Bragadino eut de nouvelles occasions de se signaler. Cependant on n’avait de repos ni jour ni nuit. La sape préparait la chute des murailles : la ville était ouverte en plusieurs endroits; il y avait plusieurs brèches praticables. Le général ottoman résolut de livrer un troisième assaut sur trois points à la fois, et de le diriger en personne. On juge de la furie avec laquelle les Turcs s’y précipitèrent; le combat dura toute la moitié du jour; la garnison, par des efforts incroyables, avait repoussé l’ennemi sur tous les points, hors un seul où il conservait l’avantage. II parvint à se rendre maître de la demi-lune qui couvrait une des portes. Cet ouvrage était miné : on avait épuisé toutes ses forces pour eu chasser les assaillants : le feu fut mis à la mine, et les Turcs, les assiégés qui s’y trouvaient encore pêle-mêle, sautèrent tous en l’air. Bragadino avait fait construire, en dedans de ses murailles à demi ruinées, des retranchements en terre, où ses troupes se montraient encore déterminées à attendre l’ennemi de pied ferme. Les assiégeants, les assiégés étaient si près les unes des autres, qu’ils se parlaient, tantôt pour se provoquer, tantôt pour ébranler la fidélité et la constance les uns des autres. Les Turcs criaient aux Vénitiens, ce qui était malheureusement trop vrai, que leur flotte n’osait pas sortir du port, qu’il n’y avait point de secours à espérer. Ils offraient une honorable capitulation ; ils jelaient des lettres dans la place, proposaient des conférences; mais Bragadino, qui savait que tout commandant qui parlemente montre l’envie de se rendre, ne voulait absolument rien entendre. Il fallut que les Turcs se déterminassent à tenter encore un assaut. Ils le dirigèrent sur la porte dont la mine avait bouleversé la demi-lune. Mustapha courait de tous côtés pour les exciter. Astor Ba-glione était sur la brèche à la tête des siens, et il combattait de si près, qu’il eut la gloire de recon-quérirde sa main un drapeau vénitien que les Turcs avaient pris à Nicosie, et qu’ils portaient dans leurs rangs. Louis Martinengo, qui s’était chargé plus spécialement de la défense de ce poste, soutenait l'effort des assaillants avec une telle constance, qu’ils désespérèrent de le forcer. Us eurent recours à de nouvelles armes. Ils jetèrent dans l’intervalle qui était entre la demi-lune et la porte, une grande quantité de bois résineux auquel ils mirent le feu. Ce brasier sépara les combattants; mais les flammes incommodaient beaucoup plus les assiégés que les Turcs, et pendant plusieurs jours qu’elles furent alimentées, elles obligèrent les premiers de se tenir à quelque distance. XIII. Tous les efforts des' Ottomans avaient été surmontés. Mais il restait un obstacle contre lequel la constance humaine ne pouvait rien. Après une défense qui durait depuis près d’un an, cette vaillante garnison se trouvait avoir épuisé ses munitions et ses vivres. Elle était réduite à manger des che-