LIVRE XL. 313 de Bassano, et se préparait, par de solides éludes, à être uu des principaux bienfaiteurs de la république des lettres. On devine que je veux parler d’Alde-Manuce. Marié à Venise avec la fille d’un imprimeur, cette alliance décida de sa vocation. Il y porta l’ambition la plus vaste et la plus désintéressée. Avant lui, on n’avait encore livré à l’impression que des ouvrages écrits en latin ou dans les langues modernes. Manuce conçut le projet d'ouvrir au public tous les trésors de la littérature grecque; et ce n’était pas un auteur, ce n’était pas un choix de livres qu’il se proposait de publier, c’était une bibliothèque plus vaste, dit Érasme, que celle de Ptolémée. L’immensité de scs travaux, l’ardeur de son zèle, ne faisaient rien perdre à ses belles éditions du mérite d’une correction soignée. Sa fortune,'son savoir, sa sauté, sa vie tout entière, étaient consacrés à cette vaste entreprise. Entouré de tout ce qu’il y avait d’hommes érudits dans sa patrie, en correspondance avec tous ceux qui, dans l’Europe, s’intéressaient au progrès des lumières, fondateur d’une académie laborieuse, professeur de grec à Venise, occupé sans cesse de compulser des manuscrits et d’en discuter les textes, perfectionnant l’art typographique, ne se montrant avare que de son temps, préparant enfin, par l’éducation qu'il donnait à son fils, plusieurs générations de savants imprimeurs, il parvint à publier un nombre infini d’auteurs grecs, et vit son ardent prosélytisme récompensé par l’enthousiasme qu’il fit naître pour la langue d’Homère. I)cs vieillards même se mirent à l’étudier. Le siècle, comme il disait, était devenu celui des Gâtons. Venise n’eut pas seulement la gloire de donner à l’Europe les premières éditions grecques; on vit aussi sortir de ses presses la première Bible imprimée en hébreu. Quatre imprimeries hébraïques y fleurirent en même temps; aussi les historiens de l’art typographique ont-ils calculé que cette ville a (1) Hist. de l’imprimerie de Paris, par Cbevilliek, part. 3, etiap. 3. Au commencement du xvmc siècle quelques prêtres arméniens, sous la conduite de Méchitar, leur chef, s’établirent à Modon dans la Morée sous la protection des Vénitiens; mais ils en furent chassés en 1715 avec leurs protecteurs, et vinrent demander un asile à Venise, où on leur permit de s’établir dans la petite ¡le de St-Lazare, un peu éloignée de la ville, et qui avait été autrefois un lazaret. Comme le chef de ces religieux était : un homme savant et fort zélé, il fit de son couvent une j école pour les jeunes gens de sa nation, une congrégation j qui envoyait des missionnaires dans le Levant, une acadé- j mie, une bibliothèque, une imprimerie qui a répandu un grand nombre d’ouvrages arméniens. Dernièrement (en 1819) il en est sorti une Notice en arménien et en italien sur la vie de Méchitar, fondateur de cet utile établissement. (2) On a imprimé à l’ise, en 1790. un catalogue des éditions sorties du l’imprimerie des Aides, depuis Ü9S jus- répandu plus de livres écrits dans la langue sacrée, que tout le reste de l’Europe (1). Alde-Manuce fut l’inventeur des caractères italiques. Le pape lui accorda même un bref, qui défendait à tous autres imprimeurs de s’en servir. 11 ne dirigea les principales presses de Venise que pendant vingt ans; mais, après lui, Paul Manuce, son fils, et ensuite Aide, son petit-fils, continuèrent ses utiles travaux (2). On se sent pénétré d’admiration et de reconnaissance, quand on réfléchit aux durables, aux immenses bienfaits dont nous sommes redevables à une famille née dans la médiocrité, et qui avait formé une bibliothèque de quatre-vingt mille volumes, collection prodigieuse dans ce temps-là, qui fut vendue dès la troisième génération, tant ces savants hommes s’étaient peu occupés de leur fortune. Si l’on en juge par ses succès, on ne peut douter que l’art de l’imprimerie, dans sa naissance, n’ait trouvé de grands encouragements chez les Vénitiens. Consacré exclusivement alors à reproduire des ouvrages échappés aux ravages du temps, il n’excitait point encore, par ses abus, l’inquiétude d’un gouvernement ombrageux. Mais ce gouvernement, si soigneux de punir la moindre parole indiscrète, devait être un des premiers à restreindre la liberté de publier sa pensée. Il n’en laissa point le soin aux prêtres; la vigilance des magistrats exerça constamment à cet égard une censure sévère, et l’on vit même dans la suite ce gouvernement poursuivre, jusque chez l’étranger, des livres où des auteurs non vénitiens s’étaient exprimés avec trop de liberté sur les affaires de la république (3). Cependant il faut lui rendre justice, et publier qu’il laissa imprimer à Padoue une édition de l’Encyclopédie ; à la vérité, on y mit quelques cartons. Il est assez singulier qu’un tel gouvernement, qu’en 1595. Cet ouvrage est attribué au cardinal de Drienne, aidé du P. Lairc, son bibliothécaire. (3) Le lieutenant-général de police d’Argenson écrivait au ministre, le 24 février 17U0 : « J’ai parlé au syndic des libraires, touchant l’Histoire du gouvernement de Venise, parle sieur Ainelot de la lloussaye, et j’ai donné ordre, en exécution de celui dont il vous a plu de m’bonorer, qu’on fit une perquisition exacte dans toutes les boutiques. Je savais qu’il était du nombre des livres défendus, et depuis trois ans plusieurs exemplaires de cet ouvrage ont été supprimés de mon ordonnance. » Le 11 septembre 1703, le ministre de Paris écrivit au prieur des Petits-Auguslins pour lui ordonner, sur la demande de l’ambassadeur de Venise, d’envoyer dans un couvent de province le 1’. Jacques Hommcy, pour avoir mal parlé de la république dans son livre intitulé : Diarium h islorico -li llerari u m. Au reste, ces bons offices étaient réciproques. Le gouvernement vénitien avait fait saisir et brûler, sur la de-