LIVRE XXXVIII. 259 Dès qu’on eut pris séance, le doge parla ainsi : « La gravité des circonstances a fait juger cette « réunion nécessaire, pour que chacun de vous pût « indiquer les moyens les plus convenables d’expo-« ser au grand-conseil la situation de la république. « Mais avant de faire vos propositions, je vous prie it d’entendre le chevalier Daniel Delfino. » C’était un des anciens sages du conseil. Celui-ci, prenant la parole, raconta que, pendant son ambassade à Paris, il avait eu occasion de connaître un financier, qui avait une grande part à la confiance du général en chef, et qui se trouvait dans ce moment en Italie; il proposa de réclamer son intervention, pour apaiser la colère du général et le ramener à des dispositions plus bienveillantes en faveur de la république. Personne ne prenait la parole sur cette proposition. Le procurateur Antoine Capello tourna en dérision un expédient si puéril. D’autres se mirent à parler sur la question posée par le doge, qui était de savoir comment on exposerait l’état des affaires au grand-conseil. Le procurateur François Pesaro , voyant qu’on oubliait que l’affaire était de la compétence du sénat, déclara que de tous les avis il n’y en avait qu'un qui lui parût salutaire, celui de se défendre et de maintenir la tranquillité intérieure de la capitale. 11 insista sur la nécessité de rassembler tous les moyens de défense pour repousser les Français, qui avaient juré de venger la mort de Laugier. Tout le monde était effrayé de la proposition. Antoine Capello répliqua que l’horizon politique était fort obscur ; qu’on ne connaissait pas le traité de Léoben, et qu’il lui paraissait convenable, au milieu de tant d’incertitudes, de ne pas s’écarter du système de temporisation adopté depuis si longtemps. Ensuite on lut divers rapports; on raisonna sur ce qu’ils contenaient, sur le choix de l’orateur qui en présenterait le résultat au grand-conseil, et sur la proposition d’autoriser les deux députés à'eon-clure un traité. La nuit était déjà avancée. On apporta une lettre du commandant de la flottille. Il écrivait que les Français avaient commencé, dans les marais qui aboutissent aux lagunes, des ouvrages, des retranchements, mais qu’il se faisait fort de les détruire avec son canon, si on lui en donnait l’ordre. Cet avis répandit la consternation dans l’assemblée ; il semblait qu’on n’eût plus ni moyens d’agir ni faculté de résoudre. Le doge, non moins agité que les autres, errait dans la salle, en faisant entendre ces mots : « Cette nuit même nous ne som->i mes pas sûrs de dormir tranquillement dans « notre lit. » Il fallut délibérer sur la réponse à faire à l’amiral : elle occasionna de grands débats. Pierre Dona et Charles Ruzzini voulaient céder sur-le-champ et traiter de la reddition delà ville. Les sages de terre-ferme, parmi lesquels se distinguèrent Joseph Priuli et Nicolas Erizzo, s’écrièrent qu’on ne pouvait renoncer à se défendre. En conséquence l'amiral fut chargé d’employer la force, pour empêcher les Français de continuer leurs travaux; mais on l’autorisa, par la même dépêche, à traiter d’un armistice. Cet ordre était peu nécessaire. Déjà dans la soirée, on avaitentendu de Venise une quarantaine de coups de canon. C’étaient des boulets échangés entre l’avant-gardè française, qui arrivait à Fusinc, et quelques chaloupes de la station. Ceux qui blâmaient le parti de la résistance reproduisirent la proposition d’envoyer des pleins-pouvoirs aux deux commissaires; elle passa; mais il fallait la soumettre au grand-conseil : or, d’après les lois, il devait y avoir, entre les propositions et la délibération, un intervalle de huit jours; celles qui venaient du doge étaient seules exemptes de ce délai; en conséquence, ce fut le doge qui fut chargé du rapport. Pendant que le secrétaire était occupé à rédiger cette délibération, le procurateur François Pesaro, les larmes aux yeux, dit à plusieurs des assistants : « Je vois que c’en est fait de ma « patrie; je ne puis la secourir; mais un galant « homme trouve une patrie partout : il faut aller « en Suisse. » IV. Il y avait eu déjà une assemblée extraordinaire du sénat, où l’on avait agité plutôt que discuté trois propositions. La première était de ramener la constitution à ce qu’elle était avant l’établissement de l’aristocratie, c’est-à-dire de revenir aux élections et de faire participer au droit de suffrage, non-seulement le peuple de Venise, mais celui des provinces. Cette proposition, mise aux voix, n’en obtint que cinq. La seconde fut de rejeter toute innovation dans le gouvernement, et de recourir aux moyens de vigueur pour se maintenir. 11 y eut jusqu’à cinquante sénateurs qui appuyèrent cet avis. C’était une faible minorité; mais elle prouvait au moins que, dans cette assemblée, il se trouvait encore quelques vieillards qui avaient le sentiment de leur dignité. La troisième proposition, la moins claire de toutes, portail qu’on opérerait le changement nécessaire pour rapprocher le gouvernement des formes démocratiques, mais graduellement, sans secousses, et en évitant autant qu’il serait possible d’altérer la constitution. Arrêter ce principe sans en déterminer l’exécution, était une grande imprudence; celle imprudence fut cependant décrétée à une majorité de cent quatre-vingts voix.