LIVRE XXXIX. 293 cl les envoyer ensuite au supplice comme plébéiens. Ce qu’il y avail de plus terrible encore dans l'existence do ce tribunal, c’est qu’il déléguait ses pouvoirs au moins pour l’investigation, même quelquefois pour les arrêts de mort lorsqu’il s’agissait des colonies lointaines; et que, par une simple commission, il investissait un agcnld’une autorité illimitée, affranchie de toute responsabilité et de toutes formes. C’était par le moyen de ces délégations qu’il se trouvait présent à la fois dans toutes les provinces, et y inspirait au moins autant de terreur que dans la capitale. On savait combien le tribunal était jaloux de son autorité; les quaranties essayèrent quelquefois de la lui disputer, mais toujours sans succès. D’ailleurs, les subalternes faisaient leur cour aux dépens de la magistrature. Un événement de quelque importance arrivait-il dans leur ressort, les juges inférieurs se gardaient bien de commencer une instruction juridique, de crainte de voir le conseil des Dix ou l’inquisition d’État évoquer l'affaire, et les réprimander de s’y être immiscés ; ils en rendaient compte à l’un ou à l’autre de ces conseils, et ils en recevaient une commission qui les autorisait à en connaître : par ce moyen, ils devenaient des juges sans appel, et les corps de magistrature se trouvaient dépouillés de leurs attributions. On voit qu’à Venise, comme à Sparte, on avait élevé un temple à la crainte. Ce tribunal d’exception était le juge de sa compétence, l’arbitre de ses propres attributions, l’ennemi naturel des autres juges, qui n’étaient que les interprètes des lois. On raconte que vers la fin du XVIIe siècle, un plaideur obstiné, ayant succombé dans un procès qu’il avait devant la quaranlie civile, se plaignit aux inquisiteurs du jugement qui le condamnait. Ceux-ci défendirent à son adversaire de se prévaloir de la sentence. Il se hasarda à désobéir. Arrêté bientôt (1) Esprit des lois, tiv. XI, chap. VI. (2) J’ai ouï raconter qu’un grand seigneur français se trouvant à Venise, y fui volé d'une somme considérable et en conçut assez d'humeur pour se croire en droit d’invectiver contre la police vénitienne, qui ne s’occupait, disail-il, qu’à espionner les étrangers, au lieu de veiller à leur sûreté. Quelques jours après, il partit : à la moitié du trajet de Venise à la côte, sa gondole s’arrête; il en demande la raison, et ses gondoliers lui répondent qu’il ne leur est plus possible de faire un pas, parce qu’un bateau à flamme rouge, qu’ils voyaient là-bas, leur fait signal de mettre en panne. Tout-à-coup le voyageur se rappelle le propos qu’il a tenu, et toutes les sinistres anecdotes qu’on lui avait contées sur la police de Venise; il se voit au milieu des lagunes, entre le ciel et l’eau, sans secours, sans moyens d'échapper, sans témoins, et attend avec inquiétude les gens qui courent après lui. après et jeté dans les prisons, il réclama, du fond de son cachot, la protection du tribunal qui avait reconnu la justice de sa cause. Toutes les quaran-ties s’assemblèrent, requirent l’élargissement du détenu, décrétèrent sa partie, et mandèrent les avo-gadors, pour les sommer de porter cette affaire devant le grand-conseil; mais les avogadors étaient peu disposés à se commettre avec les inquisiteurs. De leur côté, ceux-ci, au lieu de rendre leur prisonnier, délibéraient de le faire noyer : deux d’entre eux avaient déjà opiné pour ce parti, le troisième se fit heureusement quelque scrupule d’ôter la vie à un innocent, pour soutenir le point d’honneur du tribunal. Ses deux collègues eurent beau lui représenter que ce meurtre était juste, puisqu’il était utile, et qu’il pourrait l’être aussi de faire arrêter quelques-uns des séditieux, qui, dans les quaranties, déclamaient contre l'inquisition d’État, ce magistrat persista dans son refus. Le malheureux plaideur fut sauvé, et élargi quelque temps après ; le jugement de la quaranlie reçut même son exécution; mais cette usurpation de pouvoir ne lut point dénoncée au grand-conseil, et la magistrature n’obtint aucune réparation. 11 est certain que là où un pareil tribunal existe, l’espèce humaine est nécessairement déchue de sa dignité. La tyrannie ne consiste pas seulement dans l’abus capricieux dupouvoir, maisaussi dansl’usage monslrueux de l’autorité. « Quoiqu’il n’y eût point de pompe extérieure qui annonçât le prince despotique, on le sentait à chaque instant (1). » Mais en déplorant l’abus, l’existence même d’un pareil remède, il faut reconnaître que c’en était un, et que la république de Venise dut peut-être sa longue tranquilliLé à une institution qui vengeait lu peuple, en humiliant la noblesse, qui imposait un silence absolu sur le gouvernement, et qui exerçait d’ailleurs la police municipale avec beaucoup de vigilance (2). Ils arrivent, abordent sa gondole, et le prient de passer dans la leur. Il obéit en faisant de tristes réflexions. o Monsieur, lui dit gravement un des personnages qui élaient dans ce baleau, n’étes-vous pas M. le prince de Craon ? Oui, monsieur. — N’avez-vous pas été volé vendredi dernier?— Oui, monsieur.—De quelle somme?— De cinq cents ducats. — Où élaient ils? — Dans une bourse verte. — Et soupçonnez-vous quelqu’un de ce vol?—Un domestique de place.—Le reconnaîtriez-vous?—Sans doute. » Alors l'interlocuteur pousse avec le pied un méchant manteau,' découvre un homme mort, tenant à la main une bourse verte, et ajoute : « Voilà la justice faite, monsieur; voilà votre argent, reprenez-le; partez, et souvenez-vous qu’on ne remet pas le pied dans nn pays où l’on a méconnu la sagesse du gouvernement. » Mayeb rapporte, tome II 3e sa Description de Venise,