530 HISTOIRE DE VENISE. tiens du retour de ce bel art. Ce n’est pas qu’on y eût tout-à-fait abandonne les représentations dramatiques, mais les exemples des anciéns étaient oubliés, et l’on ne connaissait que ces spectacles grossiers, où quelques traits de l'histoire sainte étaient travestis plutôt que représentés. Cependant, comme Saint Thomas d’Aquin ne condamne ni la comédie ni les comédiens de son temps, on en a conclu que le théâtre du treizième siècle était assez épuré pour mériter l’indulgence de l’ange de l’école. Les représentations se donnaient ordinairement dans les églises, et elles n’avaient guère lieu que pendant le carême : le spectacle était alors une pratique de dévotion ; plus on en était ému, plus on se croyait pieux. Dès l’année 1243, on récita publiquement à Pa-doue une pièce dont le sujet était la passion de Jé-sus-Christ : ce ne fut que trente ans après que l’on imita ce genre de spectacle en Toscane. Quant à la France, les premières représentations des mystères ne remontent pas, dit-on, au delà de 1598, et il fallait même que ces représentations n’y fussent pas bien fréquentes, car un siècle plus tard, lorsque le roi Charles VIII passa les Alpes, scs courtisans furent émerveillés de l’histoire de Noé et du sacrifice d’Abraham, que la cour de Turin fit représenter devant eux. Il y avait déjà plus de cent ans qu’un écrivain de Padoue, non encore sujette de Venise à cette époque, Alberlino Mussalo, avait composé quelques tragédies imitées de Sénèque. C’était d’ailleurs un historien que ses partisans avaient surnommé le second Tilc-Live, mais la postérité n’a point confirmé ce titre. Comme poëte, il reçut une couronne à Parme, et fut dans ce triomphe le prédécesseur immédiat de Pétrarque. Dans le siècle suivant, Grégoire Corraro, noble vénitien, traita le sujet de Progné (1). Le choix des sujets annonçait déjà quelques efforts pour sortir de la barbarie. Malheureusement ces tragédies étaient en latin : comment espérer une révolution dans le goût du peuple quand on ne lui parle pas sa langue? 11 est vrai qu’alors les représentations dramatiques n’étaient pas des spectacles tout-à-fait publics. Réservées pour l’ornement des fêtes que donnaient les princes, elles ne pouvaient avoir lieu que rarement, parce qu’on les exécutait avec une grande magnificence. Le latin, qui n’était pas la langue du peuple, n’était pas non plus celle des courtisans. Les auteurs sentirent la nécessité de se mettre à la por- (1) Vers 1410. Celte tragédie donna lien à des méprises assez singulières. Un savant hollandais Heerkens de Gro-ningue, la crul de Varins, poêle contemporain d’Augosle. Un aulre voulut qu’elle fût d’un auteur chrétien, mais fort ancien. Villoison t’ut le premier qui soupçonna qu'elle était tée de tous les auditeurs, et on commença par traduire avec timidité quelques pièces des anciens. Cependant, soit que les plaisirs des cours ne se trouvent pas toujours d’aussi bon goût que les connaissances du siècle pourraient le faire espérer, soit que l’intelligence des sujets historiques et mythologiques exigeât quelques notions antérieures que tous les spectateurs n’avaient pas, on représentait encore des mystères dans les palais des princes, comme on vient de le voir par l’exemple de la cour de Turin. Tel était l’état de l’art à la fin du quinzième siècle. Trissino donna, en 1514, sa Sophonisbe. En choisissant un sujet que les anciens n’avaient pas traité, il les imita dans l'économie du plan, dans la peinture des caractères. Cette pièce produisit une révolution; c’est de cette époque que date lare-naissance de l’art. Sophonisbe fut représentée, imprimée, traduite, et ce succès excita l’émulation de Sperone Speroni, et de Louis Dolce, le même dont nous avons cité tant de poèmes. Ces trois hommes, fort savants dans les lettres anciennes, apprirent à leurs contemporains le charme que pouvait avoir un sujet heureux, conduit avec art et écrit naturellement. Mais ce qui décida les progrès de l’art, ce fut le goût que prirent, pour les représentations dramatiques, les sociétés savantes déjà établies à Padoue, à Venise, à Vicence. C’était un auditoire qu’on pouvait transporter à Argos ou à Thèbes, sans qu’il s’y trouvât étranger. Aussitôt on vit paraître sur la scène, au lieu de Mère sotte, Jocaste, Iphigénie, llècube, Mëdée, imitées d’Euripide par Louis Dolce. Le Candiote François Rozza empruntait au même poëte le sujet d'Hippolyte ; Grattarolo, de Salo, reproduisait llècube et les Troyennes, sous les titres de Polyxène et d'Astyanax; tous les sujets d’Euripide étaient déjà en possession du théâtre vénitien (1). On cherchait même à imiter celles de ses pièces que l’on ne connaissait que par la tradition ; car Jean-Baptiste Liviera, de Vicence, essaya de traiter le sujet de Mèrope. Sophocle n’obtint pas de moindres honneurs. Plusieurs de ses pièces furent traduites en vers par Jérôme Justiniani. Son OEdipe-roi surtout fut le modèle qui excita le plus l’émulation des admirateurs. Le Tasse entreprit de l’imiter, mais avec la liberté d’un homme de génie. Il transporta dans une tragédie d’invention, dont un inceste involontaire postérieure à la renaissance des lettres, et Morelli démontra que le savant français avait deviné. (2) Dans lexviii» siècle, une traduction complète d'Euripide a été donnée par le 1’. Michel-Ange Cirïeli, professeur de grec à Padoue.