298 HISTOIRE DE VENISE. Après une bataille peu décisive, ils se bâtèrent d’offrir des concessions, perdirent toutes leurs provinces, envoyèrent faire des soumissions au pape, et solliciter la compassion de l’empereur. Ce changement fut l’ouvrage de quatre jours. S’il y avait eu quelque vertu dans Venise, quelque principe d’énergie dans ses institutions, elle aurait pu réparer cet échec, ou du moins supporter plus noblement la mauvaise fortune; mais cette lâcheté était la suite inévitable d’une constitution militaire vicieuse. » Je passe à l’organisation intérieure. D’abord je remarque que Venise, bien qu’elle ait eu, comme d’autres nations, ses époques de gloire et de prospérité, n’a point eu ses temps héroïques, cet âge où de nobles passions et des vertus républicaines élèvent un peuple au dessus des autres : le mépris des richesses, par exemple, n’a signalé aucune époque de son histoire. Chez les Romains, le commerce était une profession laissée au bas peuple et aux affranchis; chez les Vénitiens, la législation ne put jamais parvenir à l’interdire à la noblesse. A Rome, les patriciens payaient les impôts comme les derniers citoyens; à Venise, ils n’y contribuaient qu’en temps de guerre. A Rome, les magistratures étaient gratuites; à Venise, les nobles qui se les étaient réservées retiraient en appointements le centuple de ce qu’ils payaient à l’État. Les patriciens ne savaient point descendre noblement dés premières dignités publiques à des emplois inférieurs ; et pour les contraindre à accepter les fonctions qui n’étaient pas lucratives, il avait fallu punir ce refus d’une amende qui, en 1766, fut portée de trois mille ducats à sept mille, et aggravée de l’exclusion de toutes les délibérations pendant Irois ans. La richesse fut toujours la divinité de Venise. On ne voit pas que ce peuple eut élevé un autel à la patrie, ni que ce gouvernement eût jamais songé à fonder la J stabilité de l’Etat sur les mœurs nationales. A la différence de presque tous les Etals, môme monarchiques, Venise n’avait point de citoyens: les nobles ne l’étaient pas, puisqu'ils étaient souverains; les plébéiens ne pouvaient pas l'ètre, puisqu’ils n’avaient pas le droit de s’occuper des intérêts publics. 11 était impossible que les Dalmates, les Grecs, les habitants des provinces d’Italie, eussent un intérêt commun, et, dans Venise même, il ne pouvait y avoir d’esprit public parmi une population qui se divisait en maîtres et en sujets. Aussi la méliance lut-elle le trait caractéristique de la caste privilégiée. Cette méliance se donna pour sauvegarde des institutions évidemment imitées des institutions anciennes. Comme Rome, Venise eut des décemvirs. comme les décemvirs romains, le conseil des Dix pro- rogea lui-même son existence et étendit son autorité. Les décemvirs romains avaient cassé les consuls et les tribuns; le conseil des Dix alla jusqu’à destituer un doge, suspendit l’cxôculion des lois, en lit lui-même, et, ce que les décemvirs romains n’avaient point osé, conclut des traités. Mais à Rome, l’aristocratie tendait à se modifier, tandis qu’à Venise elle cherchait à se fortifier. Aussi à Rome ne s’agissait-il de la défendre que contre le peuple; à Venise il y avait à la défendre des attaques d’une partie des nobles. On a loué la sagesse du peuple romain, qui, sans renoncer à son amour pour la liberté, savait en faire momentanément le sacrifice, en se donnant un dictateur. En ceci les Vénitiens se montrèrent plus sages : ce lut pour avoir confié la dictature à un seul homme que Rome perdit sa liberté ; Venise fut préservée du malheur de tomber sous l’aulorité d’un magistrat ambitieux, parce qu’elle ne remit jamais le pouvoir dans une seule main; mais à Rome la dictature ne fut jamais que temporaire, à Venise on alla plus loin, on créa une dictature perpétuelle; de là ces terreurs que le gouvernement partageait en les inspirant : il vivait dans les alarmes, et pour sa sûreté il corrompait le peuple, le clergé, et jusqu’à la discipline du soldat. Les inquisiteurs d’Elat n’étaient point les gardiens d’une liberté qui n’existait pas, mais il faut reconnaître qu’ils furent les conservateurs de l’ordre et de la paix publique. Pendant trois siècles et demi qu’ils ont duré, et même, en remontant cent ans plus haut, c’est-à-dire jusqu’aux premières années de l’existence du conseil des Dix, plus de troubles dans l’Etat, plus de révoltes dans les colonies, pas la moindre effervescence dans la capitale, malgré la disette, la peste, les interdits, les guerres malheureuses; point de conspiration qui ne fut punie avant d’éclater, avant d’être formée peut-être; pas le moindre signe de désobéissance ; point de citoyen qui osât se rendre redoutable ; pas un seul exemple de magistrat prorogé dans les emplois au delà du temps prescrit, excepté celui que donnèrent les décemvirs eux-mêmes. Partout une imperturbable tranquillité constatait la servitude. Le gouvernement vénitien put impunément faire tomber la tète de tout ce qui lui fut suspect, de ses généraux, de son doge, et même des princes ses voisins. Je ne prétends point assurément faire l’apologie de ces institutions; je dis seulement quels furent les résultats qui les suivirent. J’ai assez fait voir que dans celte république il n’y avait de pouvoir que pour quelques-uns, de liberté pour personne; et je sais que, si ou a admiré la stabilité de son gouvernement, on a dil aussi que cette longue durée n’é-lail que la perpétuité des abus. XVI. Pour connaître une machine, il ne sullil