ZiQ HISTOIRE DE VENISE. dont l’ambition est de se rapprocher toujours de l’cloqucnce politique, ne pouvait emprunter un autre idiome que celui qui retentissait à la tribune; et, à l’exemple des orateurs évangéliques, dont l’action avait plus de vivacité que de noblesse, les avocats descendirent jusqu’à la trivialité des formes populaires. 11 ne restait donc à l’éloquence proprement dite d’autres occasions de s’exercer que quelques discours d’apparat; par exemple, les éloges funèbres décernés à de grands personnages. On cite un Jus-tiniani, un Navagier, qui y recueillirent des applaudissements; mais comme cette éloquence ne peut être passionnée, elle est nécessairement maniérée et stérile, en comparaison de celle qui emprunte toute sa puissance des émotions que l’orateur éprouve et transmet à ses auditeurs. S’il est un peuple qui soit susceptible de partager ces émotions, c’est sans doute celui que la nature a doué d’une imagination vive ; que ses occupations habituelles, le commerce, la navigation, la guerre, entretiennent dans une continuelle agitation ; que son climat ne condamne point à vivre renfermé, et qui, nécessairement, est toujours rassemblé, parce que la capitale qu’il habite offrant peu d’emplacements spacieux, ces points doivent toujours être couverts d’une nombreuse population. Supposez à Venise le même gouvernement qu’à Athènes; la tribune aurait été élevée sur la place Saint-Marc ; c'est là qu’on aurait déployé les trophées conquis sur l’armée du grand-roi; c’est de là qu’on aurait vu flotter les bannières d’une flotte dominatrice de la mer; c’est là qu’on aurait demandé compte aux magistrats de l’emploi des deniers publics; c’cst là qu’on aurait vu paraître en suppliants les députés des colonies sujettes. La tribune aurait retenti d’invectives contre un prince ambitieux, et d’exhortations pour résister à la ligue de tous les États de la presqu’île voisine ; enfin, on y aurait vu les mêmes passions excitées peut-être par la même éloquence. Mais à Venise le gouvernement était dans les mains du petit nombre; la population était sujette. La connaissance des affaires publiques lui fut interdite ; le droit même de s’en entretenir ne lui fut pas laissé; le mystère était le dieu qui présidait aux destinées de cette population : il régnait dans le gouvernement, dans les affaires domestiques, jus- (1) Le manuscrit en existait à Venise dans la bibliothèque de Saint-George majeur. Voyez YHisloire de fa littérature vénitienne, par Marc Foscarisi, part. 3, note 93. Cette bibliothèque a été réunie dans les derniers temps à celle de Saint-Marc, où l’on voit encore le manuscrit autographe de l'Histoire vénitienne de Paruta. (2) Ce livre ferait mal juger du soin que le gouvernement de Venise prenait du bonheur des gens de lettres, car les que dans les plaisirs. Venise devint une ville silencieuse, et, depuis les orateurs évangéliques jusqu’aux baladins, dont les tréteaux couvraient la place Saint-Marc, tous furent chargés d’amuser le peuple, plutôt que de l’émouvoir, et surtout de l'instruire. Les arts de l’imagination exerçaient une moins dangereuse influence; il fut permis à ce peuple d’en jouir. On a remarqué un phénomène singulier dans l’histoire littéraire de l’Italie : c’est l’abandon subit de celte langue que le Dante, Pétrarque et Boccace avaient fixée, et dont leurs ouvrages révélaient les beautés. La plupart des écrivains du xve siècle y renoncèrent pour revenir à l’usage du latin. On leur en a fait un reproche qui n’est peut-êlre pas juste. Quand on considère les avantages réels qu’avait la langue de l’ancienne Rome sur tous les idiomes modernes; le temps que nous sommes obligés de perdre à apprendre des langues étrangères, à faire des traductions toujours imparfaites, et les richesses dont nous demeurons privés malgré tant d’efforts, on est lenlé de regretter qu’on ne soit pas parvenu à réaliser le projet de consacrer une langue universelle à l’usage de tout le monde savant. Quoi qu’il en soit, les Vénitiens suivirent à cet égard le système, ou, si l’on veut, le préjugé du siècle. On a vu que Sabellicus, Bembo, les deux Jusliniani, avaient écrit l’histoire en latin. Quelques-uns, après avoir écrit dans la langue vulgaire, crurent n’avoir rien fait pour leur gloire et pour les lettres, s’ils ne se traduisaient eux-mêmes dans la langue savante; et Paul Paruta, qui, le premier dans sa patrie, publia une histoire en italien, avait commencé par en écrire quatre livres en latin (1). Parmi les poètes vénitiens qui cultivèrent les muscs latines, on peuteiter Jean Colla, de Vérone; Nicolas Lelio Cosmico, dePadoue, que l’abus de son talent pour la satire conduisit jusque devant le tribunal du saint-office; Pierre Valeriario Bolzani, fameux par le livre où il déplore le malheur attaché à la condition des gens de lettres (2); Basile Zan-chius, dont les poésies se firent assez remarquer, par leur douce élégance, pour que le Tasse daignât en traduire quelques fragments; André Navagier, l’un des ornements de la cour de François lor, où il résida comme ambassadeur, savant professeur, ora- Iittérateurs vénitiens forment à eux seuls la moitié de cette louguc énumération des littérateurs malheureux. Mais l'ouvrage n’est qu’un lieu commun qui ne prouve rien. M. Coupé en a donné une traduction abrégée dans ses soirées littéraires. Au reste, ce ne fut pas envers Valeriano que la patrie se montra ingrate, car la famille Cornaro lui fit ériger un monument en marbre qui décore l’entrée de l’église dite de’ Frati, à Venise.