112 HISTOIRE DE VENISE. n’était point initié dans ce mystère, écrivait au roi : « Je suis fortement persuadé que les Vénitiens ont voulu sacrifier le pauvre capitaine Jacques Pierre au ressentiment de leur alliance avec le grand-seigneur. J’avoue qu’avant de former un jugement sur cette affaire, il faut s’en éclaircir; mais l’invraisemblance de la conjuration, le temps de l’absence de l’ambassadeur de France choisi pour faire les exécutions, la certitude des entreprises contre quelques places du grand-seigneur, le voyage que Renault était sur le point de faire en France, pour y porter le plan de ces places, rendent ces mêmes exécutions fort suspectes d’injustice et de barbarie. « Si les Vénitiens, pour serrer plus étroitement leur alliance avec le grand-seigneur, et éviter leur ruine, n’ont point craint de commettre une action aussi détestable, que celle de faire mourir les sujets innocents de votre majesté, cl d’imprimer au nom français la tache de trahison, cela mérite un autre traité de Cambrai, une autreligue de tous les princes chrétiens contre eux. » Le roi prend l’affaire avec moins de chaleur; il répond à son ministre : « La république a, tout récemment, fait mourir, d’une façon fort précipitée et fort légère, quelques soldats français ; ayant plus d’égard à certaines règles d’État mal fondées, qu’à la justice, je n’ai pas cru devoir en témoigner aucun ressentiment. » En effet les Vénitiens avaient mis, dans cette affaire, une telle précipitation, qu’ils devancèrent les mesures que la cour d’Espagne avait à prendre contre un sujet infidèle. XXXIII. Il est vrai qu’elle y procéda avec une telle lenteur, qu’on aurait pu la croire capable d’oublier cette trahison. Elle nomma un successeur au duc d’Ossone, mais seulement en 1619; ce fut le cardinal Rorgia, alors ambassadeur à Rome. On avait si bien dissimulé les soupçons, ou le duc d’Os-sone avait une telle idée de son crédit, qu’il sollicitait sa continuation dans sa charge, faisait engager le cardinal à différer son départ, et répandait l’argent à pleines mains, même dans le conseil du roi. Cependant son successeur, parti de Rome à l'impro-viste, était arrivé à Gaëte. De là, après s’ètre concerté secrètement avec les grands du royaume, il s’avança jusque dans l’ile de Procida, sous le prétexte d’une chasse. Le soir, il se jeta, déguisé, dans une felouque , qui le porta jusqu’au rivage le plus voisin du Château-Neuf; et, au point du jour, une salve de l’artillerie des trois forts de Naples, apprit aux habitants de celte capitale qu’ils avaient un nouveau gouverneur. On dit que le duc d’Ossone eut d’abord le dessein d’empêcher Borgia de s’emparer du commandement; mais qu’il ne trouva pas le peuple déterminé à le soutenir dans sa révolte. Il fallut quitter Naples, d’où il partit, marchant entre une double haie de troupes, et salué, à son embarquement, par toute l’artillerie de la place et des vaisseaux. Lorsqu’on apprit ce départ à Venise, l’ambassadeur qui avait succédé au marquis de Bedemar, dit au ministre de France, que le duc d’Ossone allait chercher quelque malheur en Espagne. Il parait que lui-même en avait le pressentiment; car, arrivé sur les côtes de Provence, il mit pied à terre, et envoya sa femme et son fils directement à Madrid. C’était un usage en Espagne, que les vice-rois, en revenant de leur gouvernement, ne se présentassent à la cour qu’après en avoir reçu la permission, et qu’ils ne l’obtinssent qu’après que leur conduite avait été examinée dans le conseil. Cette étiquette, des douleurs de goutte, et des devoirs qu’il avait, disait-il, à rendre à la cour de France, fournirent au duc un prétexte pour s’arrêter. Il traversa ce royaume, voyageant à petites journées, pour avoir le temps d’apprendre qu’elle réception 011 lui préparait à Madrid. Les premières lettres de la duchesse furent très-rassurantes; elle avait obtenu une audience du roi, et même la permission, pour le duc, de venir à la cour sans que son administration eût été soumise à un examen. 11 se hâta d’arriver, fit une entrée magnifique dans la capitale, et lorsque, trois jours après, il se rendit à l’audience du roi, parmi les carosses des grands, qui vinrent grossir son cortège, on remarqua celui du duc d’Uzeda, premier ministre. Toutes les fois qu’il se montrait en public, sa suite était nombreuse; dans son hôtel, on voyait étalées les richesses conquises sur les Turcs; aussi ses ennemis ne manquaient-ils pas de dire qu’il était parti vice-roi, et qu’il revenait roi. L’ambassadeur de Venise écrivait à ses maîtres : Le duc d’Ossone, qui était sorti de Naples comme un homme que tout le monde croyait perdu, semble avoir enchanté Madrid; il y est plus grand qu’il ne le fut jamais en Italie; mais il ne faut pas se louer de la journée avant la fin. Il est fort difficile en effet d’expliquer cette ostentation de la part du duc, cette affluence des courtisans, celle affectation du premier ministre à venir grossir le cortège d’un homme qu’on croyait déjà disgrâcié. Il faut en convenir, ce n’est point ainsi qu’on reçoit un sujet qui a voulu lever l’étendard de la révolte. Mais, quelque inexplicable que puisse être la conduite de la cour d’Espagne, le projet du vice-roi n'en est pas moins un fait constant, attesté par tous les historiens, et prouvé par une multitude de circonstances. Le duc d’üzeda avait d’anciennes liaisons avec le duc d'Ossone; peut-être voulait-il éviter la perle du père de son gendre, et espérait-