236 HISTOIRE DE VENISE. vait prévoir. Il n’exista plus d’autre ressource que d’opposer des passions à des passions. La population vénitienne se divisa en deux classes, d’un côté les enthousiastes des idées nouvelles, hommes généreux, hommes éclairés, esprits imitateurs, scélérats, insensés, de l’autre les ennemis de la France. Mais du moment que cette haine était le moteur de l’impulsion qu’on voulait donner aux défenseurs de l’ancien gouvernement, celui-ci dut voir avec évidence qu’il ne pouvait développer ses forces sans se déclarer contre l’armée française, et par conséquent qu’il devait s’attendre à une guerre ouverte, puisqu’il allait la provoquer. Cependant le sénat, aveuglé par une longue épreuve de la docilité de la population, ne pouvait renoncer à scs illusions, ni croire qu’une révolution fût sur le point d’éclater. Cette révolution avait encore besoin d’être consolidée par des victoires. Pendant qu’on méditait à Venise de sinistres projets, et qu’on recevait de Paris des avertissements plus sinistres.encore, le général de l'armée d’Italie, occupé de conclure, avec le pape, le traité de Tolentino, avait laissé le commandement des troupes sur la l’iave au général Masséna. XXVI. L’Autriche avait rappelé des bords du Rhin un prince qui s’y était couvert de gloire, pour l’opposer au conquérant de l’Italie. L’archiduc Charles, après avoir inspecté la ligne de l’armée impériale, choisit une position sur le Tagliamento. L’armée française avait enfin reçu des renforts, qui la portaient à plus de cent mille hommes. C’était une mesure décisive que de déployer un si grand appareil de forces, et d’acquérir la supériorité numérique au moment où il ne restait plus qu’à frapper les derniers coups. Le prince Charles allait trouver devant lui, sur les Alpes Norique, trente mille hommes de ces mêmes troupes qu’il avait combattues sur les bords du Rhin. Le général en chef arriva. La division Masséna marcha en avant, le 10 mars 1797, se portant sur Feltre, que les Impériaux évacuèrent. La division Serrurier passa la Piave le 12, le général Guieux la suivit, et le 16 toute l’armée se trouva sur le Tagliamento. Quoique les bords de ce fleuve fussent vigoureusement défendus, les troupes des généraux Guieux et Bernadotte n’en opérèrent pas moins le passage, sous le feu de l’ennemi, qui profita de la nuit pour se relirer vers Gradisca et Gorice. Ils poursuivirent leur succès et s’emparèrent d’abord d’Udine, ensuite de Gradisca le 18 mars, après un combat sanglant, tandis qu’une de leurs divisions entrait dans l’alma-Nova et chassait de cette forteresse la petite garnison vénitienne qui l’occupait. Gorice venait d’être abandonnée par les Impériaux ; le général | Masséna se trouva maître des défilés des montagnes; Trieste allait être occupée par les Français (16 mars 1797). Pendant que l’armée obtenait ces nouveaux succès, on apprit que la division qu’elle avait laissée dans le Tyrol venait d’être repoussée ; mais ce contre-temps n’empêcha point le général en chef de profiter de scs avantages, et de poursuivre les ennemis jusqu’à Clagenfurth. Là, recevant une dépêche du directoire, qui lui annonçait que l’année d'Italie ne devait plus compter sur la coopération des armées du Rhin, il écrivit, le 1eravril, au prince Charles une lettre mémorable. « Les braves mili-« taires, lui disait-il, font la guerre et désirent la « paix. L’Europe, qui avait pris les armes contre la h république française, les a posées. Votre nation « reste seule, et cependant le sang va couler. Celle u sixième campagne s’annonce par des présages si-« nislrcs. Quelle qu’en soit l’issue, nous tuerons de « part et d’autre quelques milliers d’hommes de u plus, et il faudra bien qu’on finisse par s’enten-ii dre, puisque tout à un terme, même les passions « humaines. n Le directoire exécutif de la république fran-ii çaise avait fait connaître à sa majesté l’empereur « le désir de mettre fin à la guerre qui désole les ii deux peuples. L’intervention de la cour de Lon-ii dres s’y est opposée. N’y a-t-il donc aucun espoir « de nous entendre? et faut-il pour les intérêts ou « les passions d’une nation étrangère aux maux de « la guerre, que nous continuions à nous entr’égor-« ger? Vous, monsieur le général, qui, par votre u naissance, approchez si près du trône, et êtes au u dessus de toutes les petites passions qui animent « souvent les ministres et les gouvernements ; ètes-« vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de « l’humanité, et de vrai sauveur de l’Allemagne? « Ne croyez pas, monsieur le général, que j’entende « par là qu’il ne soit pas possible de la sauver par la « force des armes; mais, dans la supposition que ii les chances de la guerre vous deviennent favora-u bles, l’Allemagne n’en sera pas moins ravagée. « Quant à moi, si l’ouverture que j’ai l’honneur de u vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je « m’estimerai plus fier de la couronne civique que « de la triste gloire qui peut revenir des succès mi-« litaires. » Le prince n’avait pas de pouvoirs. 11 fallut écrire à Vienne. L’armée française continua sa marche, et elle était à Judembourg, à vingt lieues seulement de cette capitale, lorsque des plénipotentiaires se présentèrent pour demander une suspension d’armes : le général français l’accorda, mais pour cinq jours. Ce fut ainsi que les Autrichiens arrêtèrent la marche de l’armée française.