LIVRE XXXIX. 297 retenir jusqu’à l’époque où la violence d’un ennemi i extérieur amena la dissolution du corps politique. Venise eut donc sur Rome ce grand avantage d’échapper à la tyrannie. Cette noblesse, qui tirait son origine des fonctions publiques, ressemblait beaucoup moins à la noblesse féodale qu’au patriciat des anciens. Beaucoup moins turbulente que l’une, et plus maîtresse du gouvernement que l’autre, elle ne troubla point l’Etat par son ambition, et ne le laissa point troubler par les ambitions plébéiennes. Dans la milice, ces d'eux gouvernements procédèrent par des moyens opposés; l’un lirait sa puissance de sa propre énergie, l’autre de ses richesses. On a remarqué que la manière de lever les troupes se modifie selon l’état de la civilisation; les Barbares se battent en corps de nation ; les peuples conquérants adoptent la conscription militaire ; les peuples riches préfèrent l’enrôlement; les nations corrompues soldent des mercenaires étrangers. La force d’un peuple guerrier lui est propre, celle d’un peuple commerçant n’est qu’une force d’emprunt; voilà pourquoi on a dit u que les puissances établies par le commerce peuvent subsister longtemps dans leur médiocrité, mais que leur grandeur est de peu de durée (1). » L'importance que les Romains acquirent ne permet aucune comparaison : les Vénitiens ne surent les imiter ni dans la création d’une armée, ni dans leur système de conquêtes. Environnés de peuples déjà façonnés à la servitude, ils n’éprouvèrent qu’une médiocre résistance, quand ils voulurent s’agrandir, et les moyens indépendants de la guerre leur servirent au moins autant pour cela que les armes. Mais lorsqu’il fut question de se défendre, ils sentirent tout ce que leur organisation militaire avait de vicieux, et cependant ils ne la corrigèrent pas. A l’exemple des Romains, ils semèrent la division parmi leurs voisins pour les assujettir, mais ils n’imitèrent pas ce peuple célèbre dans l’art d’incorporer les conquêtes. A Rome, du temps de l’empereur Claude, on se plaignait de ce que les Ve-nèles et les Insubres avaient envahi le sénat : si les Vénitiens s’étaient exposés au même reproche, ils n’auraient pas eu à redouter leurs propres sujets. Faute de savoir se les attacher, ils n’osèrent les aguerrir : ils employèrent les Esclavons pour s’assurer de l’obéissance des Italiens, les Italiens pour contenir les Dalmates, et il n’y eut point d’armée nationale. Leur propre expérience leur attestait tous les jours les vices de ce système. Leur armée de mer fut excellente, parce qu’elle était nationale. (I) Considérations sur la grandeur cl la décadence des Romains, cliap. IV. j Leur armée de terre n’eut jamais de considération» faute d’ètre homogène, et leur décadence commença dès qu’ils cessèrent de se servir de leurs propres armes. Dans le temps où l’on faisait consister la force des armées dans la gendarmerie, cl que cette gendarmerie était composée de compagnies d'aventuriers, les Vénitiens achetèrent le service de ces étrangers; et comme ils étaient les plus riches, ils en curent davantage. Quand une révolution se fut opérée, qui remit l’infanterie en honneur, ils prirent des corps italiens, suisses, hollandais à leur solde; mais, cavaliers ou fantassins, ces étrangers se battirent toujours mollement, et les milices vénitiennes placées derrière eux ne purent être excitées par leur exemple. « Cette valeur nationale, dit Machiavel, qui s’éteint ordinairement dans les autres empires, par l’effet d’une longue paix, se perdit en Italie par nos pitoyables guerres. Toutes ces milices mercenaires ne font jamais que du dommage. » C’était une’ honte de ne pas savoir se servir d’une population nombreuse et aussi propre qu’une autre à faire de bons soldats. Celte maxime, que l’argent est le nerf de la guerre, vraie sous quelques rapports en administration, n’a pu s’accréditer que chez les peuples peu susceptibles de nobles efforts : quand on aspire à l’indépendance, à la gloire, à la puissance, il faut savoir les conquérir soi-même. I/arislocratie vénitienne sacrifia sa considération extérieure à ce qu’elle croyait sa sûreté; mais puisqu’elle craignait d’avoir une population aguerrie, il ne fallait pas vouloir faire des conquêtes. Ajoutez à cela qu’elle ne sut pas éviter les luttes trop inégales. On a admiré le bonheur des Roinainsde n’avoir jamais eu à la fois deux puissants ennemis à combattre. U ne serait pas juste de faire honneur à la fortune d’un bonheur si constant; mais les Vénitiens rie furent pas si prudents ou si heureux. Deux fois ils virent toute l’Italie liguée contre eux, et enfin presque toute l'Europe. Dans la catastrophe même où ils ont péri, l’existence d’une armée nationale aurait pu amener des chances lout-à-fait 1 différentes de celles qui ont consommé la ruine de la république. Rome supporta beaucoup mieux que Venise le malheur et la prospérité. Machiavel fait une peinture, un peu chargée peut-être, mais énergique, des excès de présomption et d’abattement auxquels les Vénitiens se livrèrent avant et après la bataille d’Agnadel. <■ Dans l’ivresse de la bonne fortune, dit-il, ils se croyaient redevables de leur prospérité à une habileté et à un courage qu’ils n’avaient pas. Leur insolence alla jusqu’à appeler le roi de France le protégé de Saint-Marc. Ils affectaient de mépriser le saint-siége. L’Italie était trop petite pour eux.