LIVRE XXXIX. 277 plus nobles ou plus anciennes. Cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers. » On dit qu’il n’y avait guère qu’une soixantaine de membres de l’ordre équestre jouissant d’une certaine opulence, qu’un quart tout au plus était dans l’aisance et le reste dans la misère. Réduits au triste privilège de vendre leurs suffrages, ils essayèrent dans les derniers temps de la république de porter un des leurs à la dignité de procurateur de Saint-Marc : vingt ans de prison tirent expier ce succès à celui qui venait d’être élu. Le système du gouvernement constatait même qu’il devait y avoir un grand nombre de patriciens dans l’indigence : on avait formé quelques établissements en leur faveur; il y avait de petites pensions pour eux, une éducation gratuite pour leurs enfants, des couvents pour les filles nobles, ou des dots si faibles qu’elles attestaient moins la munificence du gouvernement que l’état d’abjection des pères. Les femmes de cette classe avaient seules le privilège de mendier en cape de soie ; et l’on en cite une qui, réduite par la misère à l’état de servante, s'était, dans son engagement, réservé deux heures par jour pour aller mendier dans les églises. Il était singulier de voir les mêmes personnes admises dans le même pays au partage des aumônes et de la souveraineté. Cette multitude de nobles pauvres avait produit les gentilshommes escrocs : les marchands et surtout les juifs étaient les victimes de leurs spéculations frauduleuses, de leurs emprunts et même de leurs violences. « Deux choses, dit Montesquieu, sont pernicieuses dans l’aristocratie : la pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes. » On voit que Venise réunissait ces deux extrêmes; et celte excessive opulence de plusieurs nobles avait quelque chose de contradictoire avec les lois somp-luaires, qui empêchaient ceux qui avaient trop, de dépenser. III. Voici quelques-unes des règles générales auxquelles les patriciens étaient soumis. Tous, sans en excepter le doge, étaient sujets aux charges publiques, mais en temps de guerre seulement ; en temps de paix ils ne payaient que la dime. Ils devaient être de la religion catholique. Il n’y avait point parmi eux de droit d’ainesse; la loi n’établissait point d’inégalité dans le partage des biens paternels. Mais les substitutions empêchaient que les biens ne sortissent des familles. Cette égalité y maintenait assez généralement l’union. Lorsqu’il y avait plusieurs frères dans une maison, 011 n’en mariait ordinairement qu’un seul, et on avait soin que ce choix ne portât pas sur celui que sa capacité pouvait appeler à de grands emplois. Il y avait cependant des exceptions à cette règle; on obligea trois frères delà maison Cornaro à se marier pour diviser le patrimoine immense de cette wimille. Les enfants, après la mort de leur père, continuaient d’habiter ensemble. On mariait les filles, ou on les plaçait dans les couvents. Les garçons vivaient en commun, et se dispensaient même souvent de faire le partage de l’héritage paternel. Un intendant, qui ordinairement était un ecclésiastique, administrait leurs biens, leur en rendait compte, et payait à chacun d’eux une pension, qui était sa part du produit. Si l’un des frères faisait des dettes, le montant en était retenu sur sa pension; si un autre était élevé à une charge dispendieuse, la masse des biens en faisait les frais; parce que les charges étaient considérées comme des impôts, qui devaient être supportés en commun. Us ne pouvaient se marier à des étrangères, ni donner leurs filles à des étrangers. Un patricien nommé Antoine Priuli, de la famille des doges de ce nom, étant venu en France à la suite d’un ambassadeur, qui était son oncle, y devint amoureux de lalille d’un gentilhomme de province et l’épousa. Le gouvernement vénitien voulut casser ce mariage; mais il se vit arrêté par cette considération, que son ambassadeur avait signé le contrat. Ce ministre fut sévèrement réprimandé, et le jeune Priuli uhligé de renoncer à sa patrie. Quand ils voulaient épouser la fille d’un simple citadin, chose sans exemple dans les grandes familles, ils le pouvaient; mais s’ils n’avaient pas pris la précaution de faire approuver leur mariage par le grand-conseil, les enfants qui en étaient issus n’étaient pas reconnus pour nobles vénitiens, et n’héritaient pas des biens substitués. S’ils s’alliaient dans une classe inférieure, leurs fils n’étaient que citadins; tandis que le mariage avec une fille naturelle, pourvu qu’elle fut née d’un patricien, n’emportait point, pour les enfants qui en provenaient, la privation du rang de leur père. On a remarqué que chez les Romains la loi, qui interdisait les alliances entre les patriciens et les plébéiens, avait produit lemauvaiseffetde rendre les premiers plus superbes et plus odieux. On voit qu’àyenise la défense n’était pas absolue, mais que la loi était plus arrogante, puisque la fille naturelle d’un noble était traitée plus favorablement que lalille iégitime d’un citadin. Il leur était interdit de placer des fonds en pays étranger, d’y acquérirdes immeubleset déposséder des fiefs dans les provinces de la terre-ferme : cette loi était tombée en désuétude, on ne l’avait maintenue dans toute sa rigueur que pour les familles ducales. La pluralité des charges était défendue, mais il y avait, comme je l’ai dit, des magistratures qui