LIVRE XXXVI. 199 gouvernement aussi dispendieux n’est pas tolérable pour la France, qui voit s’avancer un avenir pire encore que le présent. Je ne dis rien des périls extérieurs. Je ne hasarderai point des conjectures sur la politique des autres puissances, toujours déterminées par leurs intérêts. 11 est indubitable que les choses ne peuvent rester sur le pied où elles sont aujourd’hui : la révolution actuelle en nécessite une autre. ¡i Ce que j’ai dit me dispense de faire le portrait des ministres, hommes nuls, asservis par leur salaire, et du caractère desquels il est devenu indifférent de s’informer. D’autres temps commandent d’autres soins : les députés les plus fanatiques, dans le parti populaire, ont établi des sociétés dont la correspondance tend à la propagation de leurs principes. Non-seulement iis ont un club dans chaque vjlle du royaume, mais ils influent au dehors, par le moyen de leurs écrits et de leurs émissaires, qui vont répandant partout le poison de la nouvelle doctrine. » V. Ce tableau, qu’il ne s’agit pas ici d’apprécier, se terminait par un conseil indirect que l’auteur, averti du peu de succès de ses premières propositions, y avait glissé, probablement par condescendance pour l’opinion de ses auditeurs. « Peut-être, disait-il, le meilleur, le seul remède est-il de laisser agir celte puissance, de l’abandonner à elle-même, c’est-à-dire qu’on ne peut attendre le bien que de l’excès du mal. » Comme le gouvernement de Venise ne craignait rien tant que d'être sollicité de sortir de son système d’immobilité, il dut savoir gré à l’orateur du soin qu’il prenait de flatter cette imprudente passion pour le repos, après avoir caressé l’orgueil aristocratique par les jugements qu’il avait portés sur le roi, les ministres et les novateurs. Cette révolution, avait-il dit, devait être suivie d’une autre ; on en concluait que la seconde devait infailliblement détruire les effets de la premiere; il n’en resterait point de trace, pas même des maximes ; ainsi il ne s'agissait que de gagner du temps et d’échapper au danger actuel encore éloigné pour Venise. C’est par une telle série de raisonnements qu’on se rassurait soi-même, qu’on prolongeait sa propre illusion, et qu’on arrivait à cette conséquence favorite, qu’il n’y avait rien à faire. On se détermina à traiter la révolution française comme un objet de police, de cette police minutieuse qui, depuis quatre ou cinq ans, avait mis la suppression des loges maçonniques au nombre de ses mesures de sûreté, et qui défendait aux théâtres la représentation des tragédies, parce que ces représentations élèvent et agitent les âmes. On se reposa sur les inquisiteurs d’État du soin de prévenir la contagion : ils ne pouvaient guère qu’en pallier les symptômes et exciter les passions opposées; mais l’opinion officielle, pour être seule en droit de se produire, n’est pas l’opinion dominante. Le général Kosciusko racontait que, pendant son séjour à Venise, on avait vu un malin trois hommes pendus aux gibets de la place Saint-Marc, avec un écriteau qui les qualifiait de conspirateurs ; mais un membre du conseil des Dix lui dit en confidence que c’étaient trois morts qu’on avait [iris à l’hôpital, et qu’on exposait pour effrayer le peuple. L’inquisition d’État était en correspondance avec tous les ministres de la république dans les cours étrangères, recevait des avis sur tous les moyens que les fauteurs des nouvelles maximes employaient pour les propager. Tous les voyageurs lui étaient désignés d’avance. Sur les divers points du territoire, à la frontière, à Venise surtout, les précautions étaient redoublées pour empêcher l’introduction des écrits, pour observer la conduite des étrangers et des nationaux. Cette surveillance, qui ne pouvait être plus active, avait l’inconvénient de n’être pas inaperçue, de devenir gênante, et de ressembler quelquefois à des avanies. 11 devait en résulter des plaintes contre la partialité du gouvernement, des demandes en réparation d’insultes publiques. On avait beau s’appliquer à ne pas sortir des limites d’une exacte neutralité; on s’exaltait d’une part, on s’aigrissait de l’autre : ces inconvénients pouvaient rompre celle paix qu’on voulait conserver à tout prix. Mais il s’en fallait bien que le danger d’une rup ture fût prochain. La France était trop préoccupée de ses dissensions intérieures, pour songer alors à une agression qu’assurément l’étal de ses finances et de son armée ne lui conseillait pas. En lui supposant même des vues hostiles, il n’y avait aucune apparence qu’elles pussent être dirigées contre la république de Venise, avec qui la France n’avait rien à démêler. Dans les délibérations publiques, il échappait aux orateurs des jactances indiscrètes, sans qu’il y eût à en conclure qu’on voulait provo^ quer les étrangers : on les redoutait, et, pendant j les premières années de cette révolution, la diplomatie française fut circonspecte jusqu’à la timidité. VI. Le gouvernement vénitien saisit l’occasion de faire éclater ses sentiments pour le roi et- pour sa cause, lorsqu’un prince de cette auguste famille, déjà dispersée, vint passer quelques jours à Venise, au commencementde'1791.1,’ordrequ’on observait ordinairement dans les assemblées d’État fui interverti; on interrompit la navigation des fleuves; on chercha dans les anciens documents du cérémonial de la république les honneurs réservés aux têtes