140 HISTOIRE DE VENISE. faire pour les retenir. Comme elles s’en retournaient, elles rencontrèrent les galères d’Espagne, qui avaient attendu jusqu’au mois de septembre pour se mctlrc en route, et qui, à leur exemple, rebroussèrent chemin. Les Vénitiens éprouvèrent combien il faut peu compter, dans le malheur, sur la constance de ses alliés. Ce ne fut qu’au mois de novembre qu’ils virent arriver la troupe du duc de la Feuiilade. A peine débarqués, ces jeunes officiers furent chargés delà défense de l’un des ouvrages extérieurs de la place. S’ils n’eussent cherché que le danger, ils étaient servis à souhait ; mais il leur fallait aussi de l’éclat : il n’y en avait guère à se trainer sur le ventre, pour arriver, sans être aperçus, jusqu’à un réduit avancé très-périlleux, et là, à se tenir immobiles, en silence, à l'affût, jusqu’à ce que l’ennemi voulût bien se montrer. Pour sortir de cette immobilité, il fallait attendre que les Turcs commençassent une attaque de vive force. Ces braves volontaires s’étonnaient qu’à leur arrivée les affaires n’eussent pas changé de face. Fatigués et surtout ennuyés de cette manière de combattre, ils demandèrent qu’on fit une sortie, « de « laquelle on ne se promettait pas moins (ce sont « les expressions de l’un d’eux), que de réduire les « ennemis à lever le siège. » Les Vénitiens, qui en avaient déjà fait une cinquantaine, seulement dans cette campagne, ne prirent pas cette proposition avec toute la chaleur que l’impatience française exigeait. Le duc de la Feuil-Jadc voulait que la sortie fût générale, que tous les vaisseaux vinssent border la côte, pour mettre l’ennemi entre deux feux, qu’on le repoussât loin de scs lignes, et qu’on détruisît scs redoutes et ses tranchées. Morosini, qui depuis six mois avait perdu sept mille hommes, dont plus de six cents officiers, ne jugea pas à propos de commettre ce qui lui restait au hasard d’une sortie. Dix-sept assauts, repoussés avec peine, ne lui avaient que trop prouvé combien il en coûtait pour combattre de près un ennemi si supérieur. Déloger les Ottomans de leurs lignes lui paraissait impossible, et il trouvait beaucoup plus raisonnable de faire trainer le siège en longueur, par les mêmes moyens qui ayaient retardé jusqu’alors les progrès des assiégeants, c’est-à-dire par les mines. Aussi en avait-il fait jouer près de trois cents dans le cours de cette année. Il était évident que le généralissime suivait les conseils d’une sage expérience. On était au mois de décembre; l’ennemi allait être forcé, parla mauvaise saison, de suspendre ses attaques ; la garnison aurait le temps de respirer et de recevoir de nouveaux secours. Ce n’était nullement le cas de risquer un combat général, dont la suite immédiate pouvait être la perte de la place. Les Français, peu capables de modération, ne virent dans la circonspection vénitienne que de la politique, et se plaignirent hautement de ce que la garnison ne voulait pas se joindre à eux, pour tenter un glorieux effort. Le comte de Saint-Pol alla trouver le généralissime, qui, disait-on, baragouinait le français pour faire semblant de ne pas entendre, et le pressa avec les plus vives instances d’urdonner une sortie générale, mais il ne put émouvoir le flegme vénitien. Alors le duc de la Feuiilade annonça qu’il exécuterait la sortie avec sa troupe seule, dût-on ne lui fournir aucun secours. Les chevaliers de Malte, excités par les volontaires français, crurent qu’il y allait de leur honneur de prendre part à cette entreprise, et offrirent de sortir aussi avec un bataillon de soldats maltais, que le grand-maître avait envoyé dans la place. Morosini leur lit signifier l’ordre de rester à leur poste, et tout ce qu’on put obtenir de lui, ce fut une centaine de grenadiers italiens, pour soutenir la troupe du duc de la Feuiilade. Le 16 décembre, à la tète de cette troupe, déjà réduite à deux cent quatre-vingts combattants, la Feuiilade, un fouet à la main, comme si cette arme eût suffi pour chasser les ennemis, Villemor, Châ-teau-Thierry, la Mothe-Fénélon, Saint-Pol, qui s’était dépouillé de ses armes défensives pour êtreplus agile, s’élancèrent au point du jour sur les retranchements ennemis. Les Turcs, après une vigoureuse résistance, furent forcés de leur abandonner quelques redoutes et deux cents pas de terrain, dont cette poignée de braves resta maîtresse pendant deux heures. Quatre capucins et deux pères de l’Oratoirc, qui avaient suivi cette noble élite en qualité d’aumôniers, étaient sortis avec elle, le crucifix à la main ; et signalant leur courage apostolique, exhortaient les combattants et assistaient les blessés. Les batteries de la place faisaient un feu terrible sur les ennemis, qui se rassemblaient en bon ordre, pour regagner le terrain qu’ils avaient perdu. Un corps d’à peu près deux mille hommes venait d’étre repoussé. Un bataillon de janissaires s’avança et ne put parvenir à faire plier celle vaillante noblesse. Elle avait lué huit cents hommes à l’ennemi, et en avait mis quatre cents hors de combat; mais, à force de tenir ferme, elle était sur le point d’être enveloppée, il fallut se résoudre à opérer la retraite, qui s’exécuta en bon ordre. Les comtes de Villemor, de Tavanes et quarante autres étaient tués. Le marquis de Fénélon avait eu la douleur de voir son fils tomber à scs côtés. On comptait soixante et quelques blesses, parmi les-