HISTOIRE DE VENISE. XXVI. Cependant les esprits sévères ne croyaient pas pouvoir pardonner à Morosini d’avoir disposé des provinces de la république, et les envieux étaient encore moins portés à lui pardonner sa gloire. On l’avait élevé, vers les derniers moments du siège, à la dignité de procurateur de Saint-Marc. Un jour, dans le grand-conseil, un patricien prit la parole pour réclamer contre cette récompense décernée à un général qui avait rendu la plus importante colonie de la république. Cette paix qu’on avait ratifiée, l’orateur l’appelait une paix monstrueuse, conclue sans autorisalion et reçue avec amertume. A une invective véhémente, il ajouta une accusation formelle contre Morosini, et la proposition de le dépouiller de sa dignité, disant qu’il fallait l’appeler, non pas à de nouveaux honneurs, mais à rendre compte de sa conduite. Le traité, l’administration, le courage même du généralissime, devenaient susceptibles d’examen et de reproches. Il avait reçu des présents du grand-visir; donc, il avait montré aussi peu de désintéressement que de bravoure dans la défense de Candie. Quand on entend accuser un personnage célèbre, on se demande involontairement quels sont les services, les noms, les droils de celui qui ose s’élever contre une grande renommée : et on rougit d’apprendre que des hommes obscurs, qui doivent à une éternelle inaction l’avantage d’ètre restés irréprochables, aient le courage de se montrer si difficiles en fait de gloire. L’accusateur de Morosini se nommait Antoine Corrario. Quoique les véritables patriotes ne pussent entendre sans honte cette indécente accusation, et que les gens sages dussent en prévoir les conséquences, elle flattait secrètement la malignité humaine. On est plus disposé à chercher des raisons pour craindre et déprécier les hommes supérieurs, que des occasions de les employer. Personne ne se leva pour répondre à l’accusation, et l’orateur fut encouragé dans son entreprise par les suffrages de l’assemblée, qui l’élcvèrent à la fonction d'avocat de la commune, préférableinent au candidat que le sénat avait proposé. Alors scs invectives devinrent une accusation officielle, qu’il fallut nécessairement prendre en considération. Le héros de Candie fut obligé de se constituer prisonnier. La majorité des voix était d’abord contre lui. Le peuple, à qui on l’avait représenté comme un traître, demandait sa tête, en criant qu’il saurait bien faire justice si les juges ne la faisaient pas. Cependant, une voix éloquente s’éleva pour sa défense; ce fut celle de Jean Sagredo, ancien ambassadeur de la république, et alors procurateur. 11 attaqua non-seulement la proposition, mais son auteur, et ce fut avec une telle énergie, qu’il entraîna une partie de l’assemblée. Les suffrages se trouvèrent tellement partagés, que la délibération ne donna aucun résultat ce jour-là. Le surlendemain, Corrario invectiva à son tour contre le défenseur de Morosini. Il demandait que le généralissime fût dépouillé, même avant son jugement, de la dignité de procurateur, prétendant que sa promotion avait été faite illégalement. II n’y avait point de place vacante quand on l’avait nommé; on avait cru conférer cette dignité à un général qui défendait Candie, et il venait de la rendre. Les débats furent tellement tumultueux (contre l’usage des graves conseils de celte république), qu’on se vit sur le point d’en venir aux mains. Michel Foscarini, à qui nous devons une histoire de Venise, dans laquelle il rapporte, comme témoin oculaire, les détails de cette affaire, ramena le calme dans l’assemblée, en représentant que, si la promotion de Morosini eût été illégale dans le principe, il aurait fallu s’y opposer alors ; mais que l’annuler aujourd’hui, c’était dépouiller d’une dignité éminente celui qui en était revêtu, c’était punir le défenseur de Candie, et qu’on ne pouvait punir personne sans jugement ; que sans doute il devaitsem-bler étrange d’entendre dire qu’on n’avait pu donner légalement au général des armées de la république une dignité qu’on prodiguait pour de l’argent. En conséquence, il demandait que Morosini fût maintenu dans sa qualité de procurateur, et que du reste on lit sur sa conduite les informations qu’on jugerait convenables. Un inquisiteur fut nommé pour instruire l’affaire; d’abord, il commença par réduire l’accusation à deux griefs, au lieu de trois, écartant le reproche relatif à la signature du traité, parce que ce traite avait reçu la sanction du gouvernement. Quant aux deux autres griefs, l’accusation de lâcheté était démentie si hautement par les faits, qu’on ne pouvait la proférer sans rougir. Le commissaire ne s'en crut pas moins obligé d’entendre un grand nombre do témoins, dont toutes les dépositions ajoutèrent à la gloire du généralissime. Restait l’accusation de malversation, et, à cet égard, l’impartialité de l’histoire nous oblige de dire que quelques écrivains donnent à entendre que ce reproche n’était pas sans fondement; mais ils auraient dû rappeler aussi que le défenseur de Candie en avait payé la garnison de ses propres deniers, pendant ta détresse du trésor public. On avait enveloppé plusieurs des administrateurs de la colonie et de l’armée dans l’accusation, pour lui donner une apparence d’impartialité; tous furent honorablement acquittés, et le blâme tomba,