294 HIST01IIE DE VENISE. XIII. Tels étaient les corps qui composaient le gouvernement. Passons aux dignités individuelles; celle de procurateur de Saint-Marc était la seconde de la république. Parmi les prérogatives de ces magistrats, il n’y en avait qu’une seule d’utile : c’était d’être dispensés d’accepter des ambassades ou des gouvernements, emplois souvent très-onéreux, à cause de l’insuffisance des traitements qui y étaient attachés. Par leur charge ils étaient les administrateurs de l’église de Saint-Marc, les tuteurs légaux des orphelins, et les exécuteurs testamentaires de ceux qui voulaient leur confier ce soin. A ce double titre, ils jouissaient autrefois d’une telle considération dans toute l’Italie, que de toute part on envoyait des pupilles à Venise, pour y être sous leur protection et sous leur tutelle. Un palais avait été bâti pour les procurateurs, sur un des côtés de la place Saint-Marc. lis ne pouvaient s’absenter de la ville plus de deux jours par mois, sans la permission du grand-conseil. Ils étaient obligés de tenir trois audiences par semaine, et leur salaire était fixé à deux cents livres par an, sans aucun casuel. Membrcs-nés du sénat, ils n’avaient le droit d’y faire aucune propo-sitiori; et pendantles séancesdu grand conseil, auxquelles ils n’assistaient pas, à moins qu’ils ne fussent sages-grands, quelques procurateurs se tenaient au corps-de-garde placé dans la lourde l’horloge, pour veiller en dehors à la sûreté du corps qui représentait toute la république; seulement lorsqu’on y traitait de leurs attributions, l’un d’eux, au moins, devait y être appelé. Cette restriction à leurs pouvoirs était nécessaire, pour leur faire pardonner les prérogatives dont ils étaient investis pour leur vie. Dans les républiques, il n’y a rien que l’on voie plus impatiemment que les supériorités inamovibles. La dignité des procurateurs étant à vie, et celte dignité donnant entrée dans le sénat, ils jouissaient de plus d’indépendance que les autres patriciens, parce qu’ils n’avaient pas besoin de se ménager la bienveillance de la foule de la petite noblesse, pour être maintenus dans cette assemblée. Ils n'avaient à briguer des voix que pour être élevés aux fonctions de sages-grands, seule charge qu’ils vissent au-dessus d’eux. On a lu, dans le cours de celle histoire, que les procurateurs n’étaientdans le principequ’au nombre de neuf; dans la suite celte dignité devint souvent vénale; on distingua les procurateurs par mérite qu’un peintre génois, travaillant dans une église, s’y était pris de querelle avec quelques Français, qui se répandaient in invectives contre le gouvernement. Le lendemain matin, mandé par les inquisiteurs, et interrogé s’il reconnaîtrait les personnes avec qui il s’était disputé la veille, il s’empressa de répondre, en protestant que, pour lui, il n’avait auxquels étaient réservées les fondions de cette magistrature, elles procurateurs par argent qui n’avaient qu’une dignité honorifique; ou en compta jusqu’à quarante ou cinquante; enfin on nomma quelquefois des procurateurs honoraires parmi les seigneurs étrangers affiliés à la noblesse vénitienne, pour donner une marque de respect aux princes auxquels ils appartenaient; cet honneur fut même déféré au Vénitien Uezzonico, neveu du pape Clément XUI. J’ai parlé ailleurs du chancelier, des avogadors, des correcteurs du serinent du doge. Quant aux magistratures spéciales ou subalternes, le détail en serait long, et inutile pour l’intelligence de l’irfs-loire. XIV. Pour compléter le tableau du gouvernement, il faudrait faire connaître son administration; car c’est de l'administration, encore plus que de la constitution, que dépend le bonheur des peuples. Mais on ne peut faire connaître scs procédés et ses résultats que par de longs détails; et comme elle n’était point uniforme pour toutes les provinces, il faudrait multiplier les digressions,pour tenir compte de toutes les différences particulières à chaque localité : ce serait un travail qui nous mènerait trop loin. Je crois qu’il m’est permis de m’en dispenser si, dans cet ouvrage, on a pu prendre une idée générale de la prospérité de ce peuple, des impôts que percevait le gouvernement, de l’état des finances, du clergé,del’armée, de la marine et du commerce. On a pu remarquer qu’en général l’agriculture, quoiqu’elle eut fait des progrès, n’était pas l’objet spécial des soins du gouvernement; que le commerce, la navigation et l’industrie manufacturière étaient florissants, encouragés, les impôts modérés, et l’administration économe, excepté peut-être dans les derniers temps. Le peuple était gouverné avec douceur, mis à portée de satisfaire facilement à ses besoins; en un mot, assez heureux, et même agréablement distrait par des fêtes, des spectacles, qu’un gouvernement, grave d’ailleurs, mais qui avait des vues d’édilité, prenait soin de multiplier; aussi le peuple de la capitale a-t-il constamment manifesté un véritable esprit national. Ce patriotisme avait plusieurs causes : l’antiquilé de la république, de glorieux souvenirs, les moyens que le commerce offrait pour subsister, cl la singularité du site de Venise, qui ne permettait pas à ses citoyens de retrouver ailleurs les mêmes habitudes. La maxime pas dit un mot qui ne ftU en l’honneur du gouvernement. Alors ou tire un rideau, et II aperçoit les deux Français étranglés. On le renvoie à demi mort de frayeur, avec l’injonction de ne jamais parler, ni en bien, ni en mal, du gouvernement. « Mous n’avons pas besoin de vos apologies : nous approuver, c’est nous juger. »