LIVRE XXXV. 171 bera dans un esprit de nonchalance, de pnresse, d’abandon, qui fera que l’Etat n’aura plus de force ni de ressort. » Cependant, pour être juste, il nefaut pasoublier, quand on parle d’un gouvernement, qu’on juge plusieurs générations à la fois. Les fautes d’aujourd’hui ne sont souvent que la conséquence inévitable des fautes passées, et quelquefois les disgrâces qui marquent une époque fatale, ne sont dues qu’à l’éclat de l'époquequi a précédé. C’est unechoseconstante, et qui n’aura point échappé au lecteur attentif, que la tendance du gouvernement de Venise fut souvent en opposition avec la direction qui lui paraissait assignée par la nature. III. Un peupleréfugiédans de petites îles incultes ne devait ambitionner que la puissance du commerce ; il voulut être conquérant. Pour conquérir, il faut une force résultant d’une certaine masse de population : il ne l’avait pas; mais il se servit de ses anciens sujets pour en soumettre d’au 1res. Avait-il donc ce secret d’amalgamer les peuples conquis, de manière à les habituer à confondre leurs affee-tions et leurs intérêts avec ceux de la métropole? Point du tout; Venise était, par sa constitution, un des États où cette fusion devait s’opérer le moins facilement. Une aristocratie renfermée dans une ville, dans quelques familles, ne pouvait offrir à de nouveaux sujets ni les avantages qu’on trouve sous la domination d’un prince, ni encore moins celte espèce d’adoption que pratiquaient d’anciennes républiques, en admettant les étrangers au droit de cité. Que l’on suppose un moment Venise gouvernée par un monarque : les sujets italiens, les Dalmates, les Grecs, se seraient trouvés égaux devant leprince. Tous auraient pu participer aux emplois ; et, à l’exception du trône, il n’y avait point de poste auquel l’ambition n’eut pu aspirer : sujets d’une république constituée comme celle de Rome, les habitants ; de ces diverses contrées auraient pu être déclarés citoyens; et, dans l'une et l’autre de ces suppositions, on conçoit qu’un sentiment d’attachement pouvait lier entre elles les diverses parties du même État. Il n’en pouvait être ainsi dans un gouvernement,qui, par sa nature,se réservaitnon-seulemenl toute l’autorité, mais toutes les fonctions lucratives. Il n’avait à offrir à ses peuples, pour prix d’une obéissance passive, qu’une administration assez sage, mais qui ne laissait entrevoir aucun dédommagement à l’amour-propre. Sa position lui faisait une nécessité de laisser subsister toutes les différences originairement existantes entre ses provinces. Les Grecs, les Italiens, les Dalmates ne formaient pas une nation ; ils n’avaient qu’un lien commun; c’était d'être sujets de quatre ou cinq cents familles établies à Venise. La police intérieure avait à en- tretenir les jalousies de ces peuples si divers. Les Vénitiens étaient des artisans, les habitants de la terre-ferme des cultivateurs, les Esclavons des soldats, les Grecs des matelots. Leurs habitudes, leur langage, leur destination, leurs intérêts les rendaient étrangers les uns aux autres. Aussi les troupes dalmates ou albanaises maintenaient-elles les provinces de la terre-ferme dans l’obéissance, tandis que les soldats italiens formaient une garde autour des provéditeurs préposés au gouvernement des colonies d’outre-mer. Si on se demande maintenant à quoi cet État dut l’avantage de parvenir à un si haut degré de puissance et même de prospérité, 011 trouvera la solution de ce problème dans une circonstance qui l’honore. Veniseeut le bonheurd’avoirun gouvernement régulier, stable, longtemps avant les pays qui l’environnaient. Ce gouvernement fut ambitieux, ombrageux, mais sage d’ailleurs cl constamment économe. Voilà pourquoi i! parvint à une puissance qui le mit, pendant longtemps, sur la ligne des Etats du premier ordre : tant que ses prospérités durèrent, il eut de quoi consoler ses sujets du joug qu’il leur faisait porter. Les provinces d’Italie, en comparant leur sort à celui de leurs voisins déchirés par des factions, ou en proie à de petits tyrans qui se succédaient, devaient se féliciter d’être protégées par le pavillon de Saint-Marc, contre les étrangers et contre les discordes civiles, et de n’avoir à acheter celle protection que par des tributs modérés. Un commerce exclusif enrichissait les colonies et toutes les villes maritimes. Les succès de la guerre offraient une perspective à l’ambition de la partie remuante de cette population. Enfin, dans la capitale, un site unique, une manière d’èlre toute particulière, une tranquillité inaltérable, maintenue par une police vigilante et tolérante jusqu’à l’excès sur tout ce qu’elle ne jugeait pas dangereux pour elle; une liberté de mœurs, qui aurait fait croire à la liberté politique; l’allluence des étrangers tributaires d’un commerce, qui appelait les richesses des trois parties du monde connu; ce mouvement d’une multitude d’ateliers ouverts à l’industrie et à l’indigence, pour satisfaire aux besoins du pauvre et défier tous les caprices du riche; l'appareil de l’opulence, le luxe des arts, les trophées de la victoire, une administration riche à la fois et économe, qui joignait à une gravité imposante des vues libérales d’édilité ; les pompes triomphales, les fêtes, telles que Venise seule savait en donner, tout ce spectacle de grandeur, de richesse, de joie, animait une population active et ingénieuse, et lui inspirait un trop juste orgueil, pour qu’elle