LIVRE XXXIV. 1!Î3 Comté; son ambition ne menaçait point l’Italie, et, en humiliant la maison qui possédait le Milanais, elle relevait la république de Venise, et assurait son indépendance. Pendant quatorze ans, l’industrie commerciale se livra à toute son activité, à la faveur d’une sécurité d’autant plus parfaite, que les discordes qui divisaient les autres nations, laissaient les commerçants vénitiens sans concurrents. Dans cet intervalle, la paix intérieure dont la république jouissait, fut sur le point d’être troublée. Nicolas Sagredo avait succédé à Dominique Conta-îini dans la suprême magistrature, en 1674. Deux ans après il mourut, et les suffrages de vingt-huit électeurs désignèrent, pour le remplacer, Jean Sagredo, son frère, qui avait été ambassadeur en France, et ensuite auprès de Cromwell ; c’était le même que nous avons vu se porter pour défenseur de l’illustre François Morosini. Cette nomination fut l’occasion d’une espèce de soulèvement ; les historiens n’en indiquent pas la cause avec précision. Suivant les uns, les Sagredo ne jouissaient pas de la faveur publique, et celui qu’on venait d’élire n’avait pas fait au peuple des libéralités suffisantes, en prenant possession de la procuratie. Si l’on en croit les autres, on trouvait dangereux de voir le trône ducal occupé successivement par deux frères. Cependant il y en avait eu plusieurs exemples, sans que la constitution de l’État en eût souffert, et c’était une nouveauté d’une bien autre conséquence de revenir sur une élection régulière et consommée. Quoi qu’il en soit, l’agitation fut telle, que l’on craignit une guerre civile ; et, ce qui ne s’était jamais vu à Venise, on annula l’élection, pour en faire une nouvelle, qui porta sur le trône Louis Contarini, procurateur de Saint-Marc. Tel est le récit de plusieurs historiens : celui de Michel Foscarini en diffère essentiellement; car, selon celui-ci, l’élection de Jean Sagredo ne fut jamais consommée. On s’aperçut, dit-il, que les divers scrutins et les tirages au sort par lesquels 011 parvenait à la nomination des 41 électeurs du doge (1), avaient donné pour résultat une liste où l’on comprit jusqu’à vingt-huit personnes dévouées à Jean Sagredo, qui était un des prétendants à la dignité ducale. On 11e douta plus de son élection. Les amis, les parents du candidat en manifestèrent imprudemment leur joie. Sa maison se remplit de ses partisans accourus pour le féliciter. Il reçut lui-même ces compliments avee trop de confiance. Mais avant qu’on ne put procéder à l’élection, la liste •les 41 électeurs devait être soumise à l’approbation 0u grand-conseil. Les partisans de Sagredo se llat- (1) Voyez ci-dessus, livre V, g.\vin. taient de faire passer cette approbation à une grande majorité. Il n’en fut point ainsi; le peuple se porta au palais, la foule inonda le vestibule qui était sous la salle du conseil, se répandant en invectives, en injures contre Sagredo, et proclamant les noms de ses concurrents. Le conseil averti par ces clameurs, et mécontent des démonstrations de joie que Sagredo et ses amis avaient laissé échapper, rejeta la liste des électeurs ; il fallut faire de nouveaux choix, et le résultat de l’élection fut le couronnement de Louis Contarini. Un fait de cette importance mériterait sans doute d’autres développements, mais la circonspection des historiens vénitiens nous réduit à des conjectures. Il parait que Jean Sagredo comptait plus d’admirateurs de son éloquence, que d’approbateurs de sa conduite. Sa défense do François Morosini, qui aurait dû l’illustrer, lui avait attiré beaucoup d’ennemis, parmi les envieux du généralissime, et l’avait même dépopularisé. On l’accusait de s’être chargé de cette cause, par des molifè moins nobles que l’honneur de protéger la gloire et l’innocence. L’avocat de la commune lui avait reproché d’être, comme un ancien orateur romain dont parle Tacite, plus éloquent qu’homme de bien (2), plus digne d’admiration que d’estime. Tout cela pouvait être une raison de ne pas l’élire, mais ce n’en était pas moins un événement fort extraordinaire, dans un gouvernement comme celui de Venise, que la révocation d’une nomination irrévocable de sa nature, s’il est vrai quecelte nomination eut été consommée. Sagredo, dit-on, avait des dettes et 11e les payait pas : celte raison n’aurait pas suffi pour que le peuple se portât à réclamer contre l’élection, s’il n’y eût été encouragé par des patriciens. Si Sagredo n’avait eu d’autre malheur que celui de ne pas obtenir les acclamations populaires, il n’est pas probable que le grand-conseil se fût déterminé à donner cette satisfaction à la multitude. Il est plus naturel de croire qu’il existait contre lui, parmi la noblesse, une faction qui se trouva assez forte dans legrarid-conseil, pour faire annuler l’élection. Mais Sagredo s’était montré homme de parli ; ce qui supposait l’existence d’un parti contraire, et, malheureusement pour lui, il donnait prise à ses ennemis, par les désordres de son lils, par un mariage peu sor-table qu’il avait fait faire à sa fille, par sa propre inconduite : on lui reprochait jusqu’à ses infirmités, qu’on disait provenir d’une cause honteuse. On a remarqué que ce fut toujours un des soins de la politique vénitienne, de faire cesser les causes qui pouvaient amener des divisions dans le corps de la noblesse. Une loi, nécessaire dans les républiques, (2) Prospcriore eloquenlià quani famà. Annales, livre V.