180 HISTOIRE DE VENISE. Celle jalousie était tellement invétérée, que quatre guerres terribles remplirent la seconde moitié du dix-huitième siècle. La guerre de la France et de l’Angleterre, dont les limites du Canada furent l’occasion ou le prétexte, dura depuis 1786 jusqu’en 1789. L’Espagne et le Portugal y intervinrent; elle coûta aux Espagnols la Floride, aux Français presque tous leurs établissements dans l’Inde, le Canada, et cinquante vaisseaux de ligne. L’incendie n’était pas éteint d’un côté qu'il se rallumait d’un autre ; pendant que ces trois nations combattaient sur toutes les mers, l’Allemagne était ravagée. L’Autriche, la France, la Russie, les rois de Pologne et de Suède s’efforçaient d’écraser le roi de Prusse qui n’avait d’allié que l’électeur de Hanovre, le landgrave de liesse, et le duc de Brunswick. La Saxe conquise fut ruinée par les extorsions des Prussiens, après l’avoir été par le fasle de l’électeur; le Hanovre fut saccagé, Berlin fut pris deux fois, on livra dix batailles, et après sept ans de guerre, la paix de 1703 laissa les choses en Allemagne à peu près sur le même pied où elles étaient auparavant. Une guerre moins importante, mais non moins cruelle, désolait une ile voisine de l’Italie et de la France. Les Corses s’étaient révoltés contre les Génois; on comptait cette insurrection pour la dix-hùitième. Les Vénitiens avaient vu quelque temps dans leur capitale, et même dans leurs prisons, cet aventurier allemand que les Corses avaient couronné snus le rioin de Théodore, et dont Gènes avait mis la tête à prix. Il avait intrigué, sans succès, auprès du sénat pour en obtenir des secours. Depuis vingt ans, la France employait sa médiation, cl même ses troupes, pour rétablir l’harmonie entre les Corses et leur métropole, lorsqu’on 1784 ils confièrent la défense de leur liberté à leur général Paschal Taoli. Indépendamment du sang répandu dans la guerre, on portait jusqu’à vingt-six mille le nombre des assassinats. Les Français revinrent en 1764 comme médiateurs, ou comme dépositaires des places : au bout de quatre ans, ils se retirèrent, sans avoir déterminé les habitants à la soumission. Alors le sénat de Gênes comprit que la France ne pourrait agir efficacement pour la pacification de la Corse, que lorsqu’elle agirait pour elle-même ; il lui vendit cette ile, en 1768; et, après avoir comprimé une résistance vive, mais courte, le gouvernement français y fit reconnaître son autorité. Dix ans après, une autre guerre éclata entre les puissances maritimes de l’Europe; il s’agissait de la liberté des colonies anglaises dans l’Amérique septentrionale, dont l’indépendance fut affermie à l’aide des armesde la France et de l’Espagne (1778). XV. Dans le même temps, une révolte des Monténégrins, peuple barbare qui habite sur les confins de la Dalmatie, faillit à compromettre la république avec les Busses et avec les Turcs; ces factieux avaient pour chef Stefano Piccolo, qui se faisait passer pour le czar Pierre III. Ce personnage mystérieux avait rassemblé jusqu’à douze mille hommes de troupes ; ses gardes se prosternaient devant lui ; il parlait de rétablir l’empire grec, en attendant il pillait sans distinction les Turcs et les Vénitiens, et arrêtait une caravane qui appartenait aux marchands de Cattaro. La république voulut armer contre lui, mais les Esclavons refusèrent de marcher, et les troupes italiennes ne l’osèrent pas. Pour éviter tout soupçon de connivence, les Vénitiens se virent réduits à mettre à prix la tête de ce rebelle, et à faire pendre deux papas grecs qui avaient embrassé son parti. Pendant ces agitations, l’un des principaux administrateurs de l’arsenal, le patricien Vcnior, fut convaincu d’avoir donné aux agents de la Russie des renseignements sur les forces de la république; un abbé était l’entremetteur de cette correspondance; l’abbé fut étranglé, les inquisiteurs se contentèrent de reléguer le patricien à Palma-Nova. Celte indulgence, qui ne leur était pas ordinaire, provenait sans doule de ce que le tribunal était lui-même dans un moment de crise ; mais ici celte indulgence était de l’injustice, aussi trouva-t-on plusieurs fois, dans l’urne du scrutin du grand-conseil, des billets satiriques qui dénonçaient la partialité du tribunal. En 1777, le gouverneur de Corfou, Picrre-An-loine Querini, fut condamné à trois ans de prison pour avoir détourné, au profit des Russes, quelques objets de l’approvisionnement de celle forteresse. Ainsi plusieurs symptômes annonçaient dans la république les progrès de la corruption. Cependant le désordre continuait dans la Grèce; les Turcs armaient, la Russie affectait de menacer, et l’on commençait à croire qu’elle pouvait bien avoir elle-même suscité un rebelle, pour avoir un prétexte de faire paraître son pavillon sur ces côtes; en effet le prince Dolgorouki y débarqua, se mil à la tète des Monténégrins, et les hostilités commencèrent entre les Russes et les Turcs. Dans cette guerre, on vit des flottes, sorlies de la Baltique, venir explorer les côtes de la Grèce, et défier la puissance ottomane jusque dans ses mers. La république envoya une escadre dans le Levant, pour y veiller aux intérêts de son commerce, protection qui s’étendit même sur le commerce français, et qu’attestent les remerciments que le roi Louis XVI en fit faire au sénat, et particulièrement à l’amiral Angelo Emo.