LIVRE XXXIII. 139 Un nouveau capitaine-général, Laurent Marcello, arriva à Candie, pour y prendre le commandement de toutes les forces vénitiennes. Les désastres de l’armée turque excitèrent une nouvelle sédition dans la capitale de l’empire ottoman. Les janissaires, entourant le sérail, demandèrent à grands cris qu’on leur livrât les ministres, le mupliti, et quarante autres personnages. Toutes ces convulsions finirent par un carnage, qui ensanglanta les rues de Constantinople, et par la nomination et la mort de trois ou quatre visirs, qui se succédèrent en quelques jours. Les batailles perdues troublaient la capitale plus qu’elles ne désorganisaient l’armée. La guerre continuait toujours avec une égale vigueur. Charles Contarini, qui avait été si récemment élevé au dogat, ne régna pas un an. Après lui, François Cornaro n’occupa le trône que vingt jours. Venise célébrait, par des réjouissances publiques, l'élection d’un nouveau doge, liertuce Valier, lorsqu’on vit aborder une galère qui portait des pavillons turcs renversés. On en vit descendre Lazare Moncenigo; il avait la tête enveloppée, un ceil crevé. Il venait rendre compte au sénat d'un nouveau combat qui s’était donné, le 20 juin 1636, aux Dardanelles. XVII. Les Turcs, avec quatre-vingt-dix-huit bâtiments, avaient voulu passer au travers de l’armée vénitienne qui barrait le canal ; le généralissime y commandait en personne; son vaisseau en avait pris deux à l’ennemi. Les Turcs avaient eu dix mille morts; quatorze de leurs galères avaient pris la fuite ; plusieurs avaient été abandonnées par les équipages; quatre-vingt-quatre bâtiments et cinq mille prisonniers étaient au pouvoir du vainqueur. Cette victoire n’avait coûté que trois cents hommes aux Vénitiens ; mais au nombre de leurs morts était le généralissime'lui-même, qu’un boulet de canon avait emporté. Trois vaisseaux vénitiens avaient péri par le feu ; de ce nombre était celui de Moncenigo. L’aspect de ce guerrier, défiguré par sa blessure, racontant un combat où son navire avait péri; la belle mort du général vainqueur, l’imagination qui se représentait une armée entière détruite, Constantinople en alarmes, et la paix couronnant de si beaux trophées, tout cela devait exciter l’enthousiasme, et décider les suffrages publics en faveur de Lazare Moncenigo, pour lui faire déférer le commandement suprême. Cependant le sénat lui préféra le procurateur Rernardi ; mais les suffrages du grand-conseil ne confirmèrent point ce choix, et Moncenigo repartit avec le litre de généralissime, méditant des projelscontreConslanlinople.il trouva les îles de Téncdos, de Slalimèue cl de Samothracc , conquises par l’armée victorieuse, et apprit avec étonnement que déjà une nouvelle armée turque parcourait PArchipel; qu’une flotte plus considérable était rassemblée dans la mer de Marmara, et qu’on voyait se déployer sur les côtes des Dardanelles un camp de cinquante mille hommes. Ce nouvel armement, fait avec une incroyable célérité, ne prouvait pas seulement les ressources de l’empire turc ; il fallait que l’administration fût tombée entre des mains habiles à les employer. C'est ce qui était arrivé. La fréquente déposition des visirs avait amené dans cette vice-royauté de l’empire ottoman un homme de basse naissance, inconnu jusques alors, mais qui se trouvait d’une capacité plus qu’ordinaire. Son nom, qui n’est devenu que trop célèbre, était Méhémcd Kiupergli. A peine élevé au visirat par une faction, il les réprime toutes. La flotte turque venait d’être détruite : il en envoie une nouvelle dans l’Archipel, et il en prépare une autre. Constantinople s’attendait à voir les Vénitiens franchir le détroit : il y place un camp, et y choisit son poste lui-même. Cette activité des travaux, ces dispositions militaires, occupent les séditieux, rassurent la capitale contre l’ennemi, et le sérail contre la ville. XVIII. Lazare Moncenigo se préparait en effet à pénétrer jusqu’à Constantinople; Kiupergli ne lui en donna pas le temps. Le 17 juillet 1687, la flotte vénitienne vit venir sur elle toute l’armée ottomane; le combat, engagé avec résolution, fut soutenu avec vigueur; mais l’habileté l’emporta sur le nombre. Dès le commencement de la mêlée, la capitane turque et un autre bâtiment, ayant reçu beaucoup de boulets, s’échouèrent, un troisième fut coulé à fond, deux galères furent brûlées, plusieurs se rendirent; la perte des Turcs était déjà de vingt vaisseaux. La nuit ne fit point cesser un combat, dans lequel les uns el les autres se montraient également opiniâtres; mais les courants portèrent insensiblement les combattant hors du détroit, et là, une obscurité profonde les sépara. Pendant toute la nuit, Moncc-nigo éleva des feux, pour raillier ses vaisseaux ; il attendait l’aube du jour avec cette impatience d’un vainqueur qui craint de voir sa proie lui échapper. Il s’agissait, pour le lendemain , d’exterminer la flotte ennemie, de passer à la vue du camp, et d’aller foudroyer la capitale. La mer s’enflait ; un vent impétueux ne permettait pas à des vaisseaux, fatigués par un long combat, de garder leur station, et encore moins une ligne de bataille. Enfin on put s’apercevoir, mais sans pouvoir s’approcher. Turcs et Vénitiens luttaient contre cette mer orageuse, dans des parages difficiles et resserrés ; la côte, qui offrait un asile aux uns, menaçait les autres. On voyait la flotte ottomane, partie dans le détroit,